– Alors vous êtes tout seuls ici, vous deux?
– Tout à fait seuls… Il y a une femme qui vient faire le ménage, une fois par jour.
– Et vous sortez, et vous la laissez comme cela, toute seule?
– Que voulez-vous que j'y fasse? Tenez, hier, je suis sorti, et je l'ai enfermée à clef, là, dans cette chambrette, et c'est pour cela que nous avons eu aujourd'hui tant de larmes. Mais voyons, pouvais-je faire autrement? Jugez vous-même: il y a deux jours elle est descendue sans moi dans la cour, et un gamin lui a lancé une pierre à la tête; alors elle s'est mise à pleurer, et à se jeter sur tous les gens qui étaient dans la cour, pour leur demander où j'étais. Comme c'est agréable… Et moi qui m'en vais pour une heure, qui rentre le lendemain matin, comme j'ai fait cette nuit!… Et la propriétaire qui a été obligée de lui ouvrir parce que je n'étais pas là, et de faire venir le serrurier! Vous trouvez que ce n'est pas une honte? Je me fais l'effet d'un monstre. Et tout cela parce que je n'ai pas ma tête à moi…
– Papa! fit la petite, d'une voix craintive et inquiète.
– Allons bon, encore! Tu recommences! Qu'est-ce que je t'ai dit tantôt?
– Je ne le ferai plus, je ne le ferai plus, cria Lisa, terrifiée, se tordant les mains.
– Voyons, vous ne pouvez continuer à vivre ainsi, intervint soudain Veltchaninov, avec impatience, d'une voix forte. Voyons… voyons, vous avez de la fortune; comment habitez-vous un pareil pavillon, un pareil taudis!
– Ce pavillon! Mais nous allons partir peut-être dans huit jours, et nous dépensons, même comme cela, beaucoup d'argent, et on a beau avoir quelque fortune…
– C'est bien, c'est bien, interrompit Veltchaninov, avec une impatience croissante, et son ton signifiait: «C'est inutile, je sais d'avance tout ce que tu vas dire, et je sais tout ce que cela vaut.» Écoutez, je vais vous proposer quelque chose. Vous venez de dire que vous comptez vous en aller dans huit jours, mettons quinze. Il y a ici une maison où je suis comme en famille, où je suis tout à fait chez moi, depuis vingt ans. Ce sont les Pogoreltsev. Oui, Alexandre Pavlovitch Pogoreltsev, le conseiller intime; il pourra vous être utile, pour votre affaire. Ils sont maintenant à la campagne. Ils ont une villa très confortable. Klavdia Petrovna Pogoreltseva est pour moi comme une sœur, comme une mère. Elle a huit enfants. Laissez-moi lui mener Lisa; je le ferai moi-même, pour ne pas perdre de temps. Ils l'accueilleront avec joie, et la traiteront, tout ce temps-là, comme leur fille, leur propre fille!
Il était prodigieusement impatient, et ne le dissimulait plus.
– Cela n'est pas possible, fit Pavel Pavlovitch avec une grimace où Veltchaninov vit de la malice, et en le regardant au fond des yeux:
– Pourquoi? pourquoi impossible?
– Mais parce que je ne puis pas laisser partir l'enfant comme cela… On! je sais bien qu'avec un ami aussi sincère que vous… ce n'est pas cela… mais enfin ce sont des gens du grand monde, et je ne sais comment elle y sera reçue.
– Je vous ai dit pourtant que je suis reçu chez eux comme si c'était ma propre famille! s'écria Veltchaninov presque avec colère. Klavdia Petrovna la recevra aussi bien que possible, sur un mot de moi… comme si c'était ma fille… Le diable vous emporte! Vous savez bien vous-même que vous dites tout cela uniquement pour parler!
Il frappa du pied.
– Et puis, reprit l'autre, est-ce que tout cela ne paraîtra pas bien singulier? Il faudra toujours que j'aille la voir, une fois ou l'autre; il ne faut pas qu'elle soit tout à fait sans son père. Et… comment irai-je, moi, dans une maison noble?
– Je vous dis que c'est une famille très simple, sans prétention! cria Veltchaninov; je vous dis qu'il y a beaucoup d'enfants. Elle renaîtra, là-dedans. Je vous présenterai dès demain, si vous voulez. Même il faudra absolument que vous alliez les remercier; nous irons tous les jours si vous voulez…
– Oui, mais…
– C'est absurde! Et ce qui est exaspérant, c'est que vous savez vous-même que vos objections sont absurdes! Voyons, vous viendrez chez moi ce soir passer la nuit, et puis demain matin nous partirons de manière à être là-bas à midi.
– Vous me comblez! Comment, même passer la nuit chez vous!… consentit avec attendrissement Pavel Pavlovitch, c'est trop de bonté… Et où est-elle, leur maison de campagne?
– À Lesnoïé.
– Mais dans ce costume? Chez une famille si distinguée, même à la campagne… Vraiment… Vous me comprenez… Le cœur d'un père!
– Peu importe le costume: elle est en deuil; elle ne peut mettre autre chose. La robe qu'elle a est parfaitement convenable. Seulement du linge un peu plus frais, un fichu…
En effet, le fichu et le linge que l'on voyait laissaient fort à désirer.
– Tout de suite, fit Pavel Pavlovitch avec empressement; on va lui donner, tout de suite le linge nécessaire; il est chez Maria Sysoevna.
– Alors il faudrait chercher une voiture, fit Veltchaninov, et très vite, si c'est possible.
Mais un obstacle surgit: Lisa résista de toutes ses forces. Elle avait écouté avec terreur; et si Veltchaninov, tandis qu'il cherchait à persuader Pavel Pavlovitch, avait eu le temps de la regarder avec un peu d'attention, il aurait vu sur ses traits l'expression du plus profond désespoir.
– Je n'irai pas, dit-elle énergiquement et gravement.
– Voilà, vous voyez… tout à fait sa maman!
– Je ne suis pas comme maman! je ne suis pas comme maman! – cria Lisa, en tordant désespérément ses petites mains, comme si elle se défendait du reproche de ressembler à sa mère. – Papa, papa, si vous m'abandonnez…
Tout à coup elle se retourna vers Veltchaninov, qui fut terrifié:
– Et vous, si vous m'emmenez, je…
Elle ne put en dire davantage; Pavel Pavlovitch l'avait saisie par la main, et, brutalement, avec colère, la traînait vers la chambrette. Il sortit de là, pendant quelques minutes, des chuchotements et des sanglots étouffés. Veltchaninov allait y pénétrer lui-même, lorsque Pavel Pavlovitch revint, et lui dit avec un sourire contraint qu'elle serait tout de suite prête à partir. Veltchaninov fit effort pour ne pas le regarder, et détourna les yeux.
Maria Sysoevna entra: c'était la femme qu'il avait croisée dans le corridor. Elle apportait du linge, qu'elle disposa dans un joli petit sac, pour Lisa.
– Alors, c'est vous, petit père, qui emmenez l'enfant? dit-elle en s'adressant à Veltchaninov, vous avez une famille? C'est très bien, petit père, ce que vous faites; elle est très douce; vous la sauvez d'un enfer.
– Allons, Maria Sysoevna! grogna Pavel Pavlovitch.
– Eh bien, quoi? Est-ce que ce n'est pas un enfer, ici? Est-ce que ce n'est pas une honte de se conduire comme vous faites devant une enfant qui est d'âge à comprendre?… Vous voulez une voiture, petit père? pour Lesnoïé, n'est-ce pas?
– Oui, oui.
– Eh bien donc, bon voyage!
Lisa sortit, toute pâle, les yeux baissés et prit le sac. Elle n'eut pas un regard pour Veltchaninov; elle se contenait; elle ne se jeta pas, comme tout à l'heure, dans les bras de son père, pour lui dire adieu: il était clair qu'elle ne voulait pas même le regarder. Le père l'embrassa posément sur le front et la caressa; les lèvres de l'enfant se serrèrent, son menton trembla, elle ne levait toujours pas les yeux vers son père. Pavel Pavlovitch pâlit, ses mains tremblèrent; Veltchaninov s'en aperçut, bien qu'il se contraignît de tout son effort pour ne pas le regarder. Il n'avait qu'un désir, partir au plus vite. «Tout cela, ce n'est pas ma faute, pensait-il, il fallait bien que cela arrivât.» Ils descendirent. Maria Sysoevna embrassa Lisa; et c'est alors seulement, quand déjà elle était dans la voiture, que Lisa leva les yeux sur son père, joignit les mains et poussa un cri. Encore un moment, et elle se serait jetée hors de la voiture pour courir à lui, mais déjà les chevaux étaient en marche.
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