– Vous ne vous rappelez pas?
– Comment! je ne me rappelle pas? je me rappelle fort bien.
– Voyez-vous, Pavel Pavlovitch, moi aussi, j'ai réfléchi, et il faut que je vous dise… J'ai été avec vous, cette nuit, un peu vif, un peu trop impatient, je le confesse. Il m'arrive parfois de ne pas me sentir très bien et votre visite inattendue, de nuit…
– Oui, de nuit, de nuit! fit Pavel Pavlovitch, secouant la tête, comme s'il se condamnait lui-même. Comment cela a-t-il pu m'arriver? Mais, certainement, je ne serais pas entré chez vous, pour rien au monde, si vous ne m'aviez pas ouvert… je serais parti… J'étais déjà venu chez vous, Alexis Ivanovitch, il y a huit jours, et je ne vous ai pas trouvé… Peut-être ne serais-je plus revenu! Je suis un peu fier, Alexis Ivanovitch, bien que je sache… ma situation. Nous nous sommes croisés dans la rue, et je me disais chaque fois: «Voici qu'il ne me reconnaît pas, voici qu'il se détourne.» C'est beaucoup, neuf ans, et je ne me décidais pas à vous aborder. Quant à cette huit… j'avais oublié l'heure. Et tout cela, c'est la faute de ceci (il montrait la bouteille) et de mes sentiments… C'est bête, c'est très bête! Et si vous n'étiez pas comme vous êtes – puisque vous venez tout de même, après ma conduite de cette nuit, par égard pour le passé -, j'aurais perdu tout espoir de retrouver jamais votre amitié.
Veltchaninov écoutait avec attention: cet homme parlait sincèrement, lui semblait-il, même avec quelque dignité. Et pourtant il n'avait aucune confiance.
– Dites-moi, Pavel Pavlovitch, vous n'êtes donc pas seul ici? Qu'est-ce donc que cette petite fille qui était là quand je suis entré!
Pavel Pavlovitch haussa les sourcils d'un air surpris, puis, avec un regard franc et aimable:
– Comment? cette petite fille? Mais c'est Lisa! fit-il en souriant.
– Quelle Lisa? balbutia Veltchaninov.
Et tout à coup, quelque chose remua en lui. L'impression fut soudaine. À son entrée, à la vue de l'enfant il avait été un peu surpris, mais il n'avait eu aucun pressentiment, aucune idée.
– Mais notre Lisa, notre fille Lisa, insista Pavel Pavlovitch, toujours souriant.
– Comment, votre fille? Mais Natalia… feu Natalia Vassilievna aurait donc eu des enfants? demanda Veltchaninov d'une voix presque étranglée, sourde, mais calme.
– Mais certainement… Mais, mon Dieu! c'est vrai, vous ne pouviez pas le savoir. Où ai-je donc la tête? C'est après votre départ que le Bon Dieu nous a favorisés…
Pavel Pavlovitch s'agita sur sa chaise, un peu ému, mais toujours aimable.
– Je n'ai rien su, dit Veltchaninov en devenant très pâle.
– En effet, en effet!… Comment l'auriez-vous su? reprit Pavel Pavlovitch d'une voix attendrie. Nous avions perdu tout espoir, la défunte et moi, vous vous rappelez bien… Et voilà que, tout à coup, le Bon Dieu nous a bénis! Ce que j'ai éprouvé, Il est seul à le savoir. C'est arrivé un an, juste, après votre départ. Non, pas tout à fait un an… Attendez!… Voyons, si je ne me trompe, vous êtes parti en octobre, ou même en novembre?
– Je suis parti de T… au commencement de septembre, le 12 septembre; je me rappelle très bien…
– Oui, vraiment? en septembre? Hum!… mais où ai-je donc la tête? fit Pavel Pavlovitch, très surpris. Enfin, si c'est bien cela, voyons: vous êtes parti le 12 septembre, et Lisa est née le 8 mai; cela fait donc… septembre, – octobre, – novembre, – décembre, – janvier, – février, – mars, – avril, – huit mois après votre départ, à peu près!… Et si vous saviez comme la défunte…
– Faites-la-moi voir, amenez-la-moi… interrompit Veltchaninov d'une voix étouffée.
– Tout de suite, à l'instant même, fit vivement Pavel Pavlovitch, sans achever sa phrase.
Et aussitôt il passa dans la chambrette où se trouvait Lisa.
Trois ou quatre minutes s'écoulèrent. Dans la chambrette, oh chuchotait vivement, tout bas; puis on entendit la voix de la petite fille: «Elle supplie qu'on la laisse tranquille», pensa Veltchaninov. Enfin ils parurent.
– Elle est toute gênée, dit Pavel Pavlovitch, elle est si timide, si fière… tout le portrait de la défunte!
Lisa entra, les yeux secs et baissés. Son père l'amena par la main. C'était une fillette élancée, mince et très jolie. Elle leva vivement ses grands yeux bleus sur l'étranger, avec curiosité, le regarda sérieusement, puis, aussitôt, baissa les yeux. Il y avait, dans son regard, la gravité qu'ont les enfants lorsque, seuls en présence d'un inconnu, ils se réfugient dans un coin et de là observent, d'un air défiant, l'homme qu'ils n'ont jamais vu; mais peut-être y avait-il encore dans ce regard une autre expression, autre chose que cette pensée d'enfant – au moins Veltchaninov crut-il le remarquer. Le père l'amena par la main jusqu'à lui.
– Regarde, voici un oncle qui a connu maman; il nous aimait bien; il ne faut pas avoir peur de lui; donne-lui la main.
L'enfant s'inclina un peu et tendit timidement la main.
– Natalia Vassilievna ne voulait pas qu'elle apprît à faire la révérence; elle lui a appris à saluer comme cela, à l'anglaise, en s'inclinant légèrement et en tendant la main, expliqua-t-il à Veltchaninov, en le regardant fixement.
Veltchaninov se sentait surveillé; mais il ne cherchait même plus à dissimuler son trouble. Il restait assis, immobile, tenant dans sa main la main de Lisa et regardant avec attention l'enfant. Mais Lisa était absorbée, oubliait sa main dans la main de l'étranger, et ne quittait pas son père des yeux. Elle écoutait d'un air craintif tout ce qu'il disait. Veltchaninov reconnut tout de suite ces grands yeux bleus, mais ce qui le frappait le plus, c'était l'étonnante et très délicate blancheur de son visage et la couleur de ses cheveux: c'est à ces indices qu'il se reconnaissait en elle. La forme du visage et la ligne des lèvres, au contraire, rappelaient nettement Natalia Vassilievna.
Cependant Pavel Pavlovitch s'était mis à raconter quelque histoire avec beaucoup de chaleur et de sentiment; mais Veltchaninov ne l'entendait pas. Il ne saisit que la dernière phrase:
– … Aussi, Alexis Ivanovitch, vous ne pouvez vous figurer notre joie quand le Bon Dieu nous a fait ce présent. Du jour qu'elle est née, elle a été tout pour moi, et je me disais que si Dieu me prenait mon bonheur, Lisa au moins me resterait. Cela, au moins, j'en étais sûr!
– Et Natalia Vassilievna?… demanda Veltchaninov.
– Natalia Vassilievna? grimaça Pavel Pavlovitch. Vous la connaissiez bien; vous vous rappelez, elle n'aimait pas beaucoup parler; c'est seulement à son lit de mort… mais alors elle a tout dit! Oui, le jour qui a précédé sa mort, voilà que tout à coup elle s'énerve, elle se fâche: elle crie qu'avec tous ces médicaments on veut la tuer, qu'elle n'a qu'une simple fièvre, que nos deux médecins n'y entendent rien; que Koch (vous vous rappelez… le médecin militaire, ce vieillard) la remettra sur pied en quinze jours… Encore cinq heures avant de mourir, elle se rappela que dans trois semaines, il faudrait aller féliciter, à la campagne, sa tante, la marraine de Lisa, pour sa fête.
Veltchaninov se leva brusquement, toujours sans lâcher la main de Lisa. Dans ce regard que l'enfant tenait attaché sur son père, il lui semblait voir une espèce de reproche.
– Elle n'est pas malade? demanda-t-il vivement d'un air étrange.
– Malade? Je ne crois pas, mais… l'état de mes affaires… fit Pavel Pavlovitch, avec une amertume inquiète; et puis, l'enfant est bizarre, nerveuse… après la mort de sa mère, elle a été malade quinze jours… c'est de l'hystérie… C'était des sanglots, quand vous êtes arrivé!… Tu entends, Lisa, tu entends?… Et pourquoi? Toujours la même raison: parce que je sors, que je la laisse seule, et que je ne l'aime plus comme du temps de sa maman; c'est son grand reproche. Et c'est avec cette idée absurde qu'elle se monte la tête, quand elle devrait ne songer qu'à ses jouets. Il est vrai qu'ici elle n'a personne avec qui jouer.
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