– Pour Dieu! seigneur, répondit Sancho, prenez bien garde à ce que vous dites, et plus encore à ce que vous faites; je ne voudrais pas que ce fussent d’autres marteaux à foulon qui achevassent de nous fouler et de nous marteler le bon sens.
– Que le diable soit de l’homme! s’écria don Quichotte. Qu’a de commun l’armet avec les marteaux?
– Je n’en sais rien, répondit Sancho; mais, par ma foi, si je pouvais parler comme j’en avais l’habitude, je vous donnerais de telles raisons, que Votre Grâce verrait bien qu’elle se trompe en ce qu’elle dit.
– Comment puis-je me tromper en ce que je dis, traître méticuleux? reprit don Quichotte. Dis-moi, ne vois-tu pas ce chevalier qui vient à nous, monté sur un cheval gris pommelé, et qui porte sur la tête un armet d’or?
– Ce que j’avise et ce que je vois, répondit Sancho, ce n’est rien autre qu’un homme monté sur un âne gris comme le mien, et portant sur la tête quelque chose qui reluit.
– Eh bien! ce quelque chose, c’est l’armet de Mambrin, reprit don Quichotte. Range-toi de côté, et laisse-moi seul avec lui. Tu vas voir comment, sans dire un mot, pour ménager le temps, j’achève cette aventure, et m’empare de cet armet que j’ai tant souhaité.
– De me ranger à l’écart, c’est mon affaire, répondit Sancho; mais Dieu veuille, dis-je encore, que ce soit de la fougère et non des foulons.
– Je vous ai déjà dit, frère, s’écria don Quichotte, que vous cessiez de me rebattre les oreilles de ces foulons; car je jure de par tous les…, vous m’entendez bien, que je vous foulerai l’âme au fond du corps.»
Sancho se tut aussitôt, craignant que son maître n’accomplît son serment, car il l’avait assaisonné à se déchirer la bouche.
Or, voici ce qu’étaient cet armet, ce cheval et ce chevalier que voyait don Quichotte. Il y avait dans ces environs deux villages voisins: l’un si petit qu’il n’avait ni pharmacie ni barbier; et l’autre plus grand, ayant l’une et l’autre. Le barbier du grand village desservait le petit, dans lequel un malade avait besoin d’une saignée, et un autre habitant de se faire la barbe. Le barbier s’y rendait pour ces deux offices, portant un plat à barbe en cuivre rouge; le sort ayant voulu que la pluie le prît en chemin, pour ne pas tacher son chapeau qui était neuf sans doute, il mit par-dessus son plat à barbe, lequel, étant bien écuré, reluisait d’une demi-lieue. Il montait un âne gris, comme avait dit Sancho; et voilà pourquoi don Quichotte crut voir un cheval pommelé, un chevalier et un armet d’or: car toutes les choses qui frappaient sa vue, il les arrangeait aisément à son délire chevaleresque et à ses mal-errantes pensées.
Dès qu’il vit que le pauvre chevalier s’approchait, sans entrer en pourparlers, il fondit sur lui, la lance basse, de tout le galop de Rossinante, bien résolu à le traverser d’outre en outre; mais, au moment de l’atteindre, et sans ralentir l’impétuosité de sa course, il lui cria:
«Défends-toi, chétive créature, ou livre-moi de bonne grâce ce qui m’est dû si justement.»
Le barbier, qui, sans y penser ni le prévoir, vit tout à coup fondre sur lui ce fantôme, ne trouva d’autre moyen de se garer du coup de lance que de se laisser choir en bas de son âne; puis, dès qu’il eut touché la terre, il se releva plus agile qu’un daim, et se mit à courir si légèrement à travers la plaine, que le vent même n’eût pu l’attraper. Il laissa son bassin par terre, et c’est tout ce que demandait don Quichotte, lequel s’écria que le païen n’était pas bête, et qu’il avait imité le castor, qui, se voyant pressé par les chasseurs, coupe de ses propres dents ce que son instinct naturel lui apprend être l’objet de leurs poursuites.
Il ordonna ensuite à Sancho de ramasser l’armet, et celui-ci, le pesant dans la main:
«Pardieu! dit-il, ce plat à barbe est bon, et vaut une piastre comme un maravédi.»
Puis il le donna à son maître, qui le mit aussitôt sur sa tête, le tournant et le retournant de tous côtés pour en trouver l’enchâssure; et comme il ne pouvait en venir à bout:
«Il faut, s’écria-t-il, que ce païen, à la mesure duquel on a forgé pour la première fois cette fameuse salade, ait eu la tête bien grosse; et le pis, c’est qu’il en manque la moitié.»
Quand Sancho entendit appeler salade un plat à barbe, il ne put retenir un grand éclat de rire; mais la colère de son maître lui revenant en mémoire, il fit halte à mi-chemin.
«De quoi ris-tu, Sancho? lui demanda don Quichotte.
– Je ris, répondit-il, en considérant quelle grosse tête devait avoir le païen, premier maître de cet armet, qui ressemble à un bassin de barbier comme une mouche à l’autre.
– Sais-tu ce que j’imagine, Sancho? reprit don Quichotte: que cette pièce fameuse, cet armet enchanté, a dû, par quelque étrange accident, tomber aux mains de quelqu’un qui ne sut ni connaître ni estimer sa valeur, et que ce nouveau maître, sans savoir ce qu’il faisait, et le voyant de l’or le plus pur, s’imagina d’en fondre la moitié pour en faire argent; de sorte que l’autre moitié est restée sous cette forme, qui ne ressemble pas mal, comme tu dis, à un plat de barbier. Mais qu’il en soit ce qu’il en est; pour moi qui le connais, sa métamorphose m’importe peu; je le remettrai en état au premier village où je rencontrerai un forgeron, et de telle façon qu’il n’ait rien à envier au casque même que fourbit le dieu des fournaises pour le dieu des batailles. En attendant, je le porterai comme je pourrai, car mieux vaut quelque chose que rien du tout, et d’ailleurs il sera bien suffisant pour me défendre d’un coup de pierre.
– Oui, répondit Sancho, pourvu qu’on ne les lance pas avec une fronde, comme dans la bataille des deux armées, quand on vous rabota si bien les mâchoires, et qu’on mit en morceaux la burette où vous portiez ce bienheureux breuvage qui m’a fait vomir la fressure.
– Je n’ai pas grand regret de l’avoir perdu, reprit don Quichotte; car tu sais bien, Sancho, que j’en ai la recette dans la mémoire.
– Moi aussi, je la sais par cœur, répondit Sancho; mais si je le fais ou si je le goûte une autre fois en ma vie, que ma dernière heure soit venue. Et d’ailleurs, je ne pense pas me mettre davantage en occasion d’en avoir besoin; au contraire, je pense me garer, avec toute la force de mes cinq sens, d’être blessé et de blesser personne. Quant à être une autre fois berné, je n’en dis rien: ce sont de ces malheurs qu’on ne peut guère prévenir; et quand ils arrivent, il n’y a rien de mieux à faire que de plier les épaules, de retenir son souffle, de fermer les yeux, et de se laisser aller où le sort et la couverture vous envoient.
– Tu es un mauvais chrétien, Sancho, dit don Quichotte lorsqu’il entendit ces dernières paroles; car jamais tu n’oublies l’injure qu’on t’a faite. Apprends donc qu’il est d’un cœur noble et généreux de ne faire aucun cas de tels enfantillages. Dis-moi, de quel pied boites-tu? Quelle côte enfoncée, ou quelle tête rompue as-tu tirée de la bagarre, pour ne pouvoir oublier cette plaisanterie? Car enfin, en examinant la chose, il est clair que ce ne fut qu’une plaisanterie et un passe-temps. Si je ne l’entendais pas ainsi, je serais déjà retourné là-bas, et j’aurais fait pour te venger plus de ravage que n’en firent les Grecs pour venger l’enlèvement d’Hélène; laquelle, si elle fût venue dans cette époque, ou ma Dulcinée dans la sienne, pourrait bien être sûre de n’avoir pas une si grande réputation de beauté.»
En disant cela, il poussa un profond soupir, qu’il envoya jusqu’aux nuages.
«Eh bien! reprit Sancho, que ce soit donc pour rire, puisqu’il n’y a pas moyen de les en faire pleurer; mais je sais bien, quant à moi, ce qu’il y avait pour rire et pour pleurer, et ça ne s’en ira pas plus de ma mémoire que de la peau de mes épaules. Mais laissons cela de côté, et dites-moi, s’il vous plaît, seigneur, ce que nous ferons de ce cheval gris pommelé, qui semble un âne gris, et qu’a laissé à l’abandon ce Martin que Votre Grâce a si joliment flanqué par terre. Au train dont il a pendu ses jambes à son cou, pour prendre la poudre d’escampette, il n’a pas la mine de revenir jamais le chercher; et, par ma barbe, le grison n’a pas l’air mauvais.
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