Yvette pensait : « Je vais mourir ! Je vais mourir ! » Et son cœur gonflé de sanglots, crevant de peine, l’étouffait. Elle sentait en elle un besoin de demander grâce à quelqu’un, d’être sauvée, d’être aimée.
La voix de Servigny s’éleva. Il racontait une histoire graveleuse que des éclats de rire interrompaient à tout instant. La marquise elle-même avait des gaietés plus fortes que les autres. Elle répétait sans cesse :
— Il n’y a que lui pour dire de ces choses-là ! Ah-ah-ah !
Yvette prit la bouteille, la déboucha et versa un peu de liquide sur le coton. Une odeur puissante, sucrée, étrange, se répandit ; et comme elle approchait de ses lèvres le morceau de ouate, elle avala brusquement cette saveur forte et irritante qui la fit tousser.
Alors, fermant la bouche, elle se mit à l’aspirer. Elle buvait à longs traits cette vapeur mortelle, fermant les yeux et s’efforçant d’éteindre en elle toute pensée pour ne plus réfléchir, pour ne plus savoir.
Il lui sembla d’abord que sa poitrine s’élargissait, s’agrandissait, et que son âme tout à l’heure pesante, alourdie de chagrin, devenait légère, légère comme si le poids qui l’accablait se fût soulevé, allégé, envolé.
Quelque chose de vif et d’agréable la pénétrait jusqu’au bout des membres, jusqu’au bout des pieds et des mains, entrait dans sa chair, une sorte d’ivresse vague, de fièvre douce.
Elle s’aperçut que le coton était sec, et elle s’étonna de n’être pas encore morte. Ses sens lui semblaient aiguisés, plus subtils, plus alertes.
Elle entendait jusqu’aux moindres paroles prononcées sur la terrasse. Le prince Kravalow racontait comment il avait tué en duel un général autrichien.
Puis, très loin, dans la campagne, elle écoutait les bruits dans la nuit, les aboiements interrompus d’un chien, le cri court des crapauds, le frémissement imperceptible des feuilles.
Elle reprit la bouteille, et imprégna de nouveau le petit morceau de ouate, puis elle se remit à respirer. Pendant quelques instants, elle ne ressentit plus rien ; puis ce lent et charmant bien-être qui l’avait envahie déjà, la ressaisit.
Deux fois elle versa du chloroforme dans le coton, avide maintenant de cette sensation physique et de cette sensation morale, de cette torpeur rêvante où s’égarait son âme.
Il lui semblait qu’elle n’avait plus d’os, plus de chair, plus de jambes, plus de bras. On lui avait ôté tout cela, doucement, sans qu’elle s’en aperçût. Le chloroforme avait vidé son corps, ne lui laissant que sa pensée plus éveillée, plus vivante, plus large, plus libre qu’elle ne l’avait jamais sentie.
Elle se rappelait mille choses oubliées, des petits détails de son enfance, des riens qui lui faisaient plaisir. Son esprit, doué tout à coup d’une agilité inconnue, sautait aux idées les plus diverses, parcourait mille aventures, vagabondait dans le passé, et s’égarait dans les événements espérés de l’avenir. Et sa pensée active et nonchalante avait un charme sensuel, elle éprouvait, à songer ainsi, un plaisir divin.
Elle entendait toujours les voix, mais elle ne distinguait plus les paroles, qui prenaient pour elle d’autres sens. Elle s’enfonçait, elle s’égarait dans une espèce de féerie étrange et variée.
Elle était sur un grand bateau qui passait le long d’un beau pays tout couvert de fleurs. Elle voyait des gens sur la rive, et ces gens parlaient très fort, puis elle se trouvait à terre, sans se demander comment ; et Servigny, habillé en prince, venait la chercher pour la conduire à un combat de taureaux.
Les rues étaient pleines de passants qui causaient, et elle écoutait ces conversations qui ne l’étonnaient point, comme si elle eût connu les personnes, car à travers son ivresse rêvante elle entendait toujours rire et causer les amis de sa mère sur la terrasse.
Puis tout devint vague.
Puis elle se réveilla, délicieusement engourdie, et elle eut quelque peine à se souvenir.
Donc, elle n’était pas morte encore.
Mais elle se sentait si reposée, dans un tel bien-être physique, dans une telle douceur d’esprit qu’elle ne se hâtait point d’en finir ! Elle eût voulu faire durer toujours cet état d’assoupissement exquis.
Elle respirait lentement et regardait la lune, en face d’elle, sur les arbres. Quelque chose était changé dans son esprit. Elle ne pensait plus comme tout à l’heure. Le chloroforme, en amollissant son corps et son âme, avait calmé sa peine, et endormi sa volonté de mourir.
Pourquoi ne vivrait-elle pas ? Pourquoi ne serait-elle pas aimée ? Pourquoi n’aurait-elle pas une vie heureuse ? Tout lui paraissait possible maintenant, et facile et certain. Tout était doux, tout était bon, tout était charmant dans la vie. Mais comme elle voulait songer toujours, elle versa encore cette eau de rêve sur le coton, et se remit à respirer, en écartant parfois le poison de sa narine, pour n’en pas absorber trop, pour ne pas mourir.
Elle regardait la lune et voyait une figure dedans, une figure de femme. Elle recommençait à battre la campagne dans la griserie imagée de l’opium. Cette figure se balançait au milieu du ciel ; puis elle chantait ; elle chantait, avec une voix bien connue, l’Alleluia d’amour.
C’était la marquise qui venait de rentrer pour se mettre au piano.
Yvette avait des ailes maintenant. Elle volait, la nuit, par une belle nuit claire, au-dessus des bois et des fleuves. Elle volait avec délices, ouvrant les ailes, battant des ailes, portée par le vent comme on serait porté par des caresses. Elle se roulait dans l’air qui lui baisait la peau, et elle filait si vite, si vite qu’elle n’avait le temps de rien voir au-dessous d’elle, et elle se trouvait assise au bord d’un étang, une ligne à la main ; elle pêchait.
Quelque chose tirait sur le fil qu’elle sortait de l’eau, en amenant un magnifique collier de perles, dont elle avait eu envie quelque temps auparavant. Elle ne s’étonnait nullement de cette trouvaille, et elle regardait Servigny, venu à côté d’elle sans qu’elle sût comment, pêchant aussi et faisant sortir de la rivière un cheval de bois.
Puis elle eut de nouveau la sensation qu’elle se réveillait et elle entendit qu’on l’appelait en bas.
Sa mère avait dit :
— Éteins donc la bougie.
Puis la voix de Servigny s’éleva claire et comique :
— Éteignez donc vot’ bougie, mam’zelle Yvette.
Et tous reprirent en chœur :
— Mam’zelle Yvette, éteignez donc votre bougie.
Elle versa de nouveau du chloroforme dans le coton, mais, comme elle ne voulait pas mourir, elle le tint assez loin de son visage pour respirer de l’air frais, tout en répandant en sa chambre l’odeur asphyxiante du narcotique, car elle comprit qu’on allait monter ; et, prenant une posture bien abandonnée, une posture de morte, elle attendit.
La marquise disait :
— Je suis un peu inquiète ! Cette petite folle s’est endormie en laissant sa lumière sur sa table. Je vais envoyer Clémence pour l’éteindre et pour fermer la fenêtre de son balcon qui est restée grande ouverte.
Et bientôt la femme de chambre heurta la porte en appelant :
— Mademoiselle, Mademoiselle !
Après un silence, elle reprit :
— Mademoiselle, Mme la marquise vous prie d’éteindre votre bougie et de fermer votre fenêtre.
Clémence attendit encore un peu, puis frappa plus fort en criant :
— Mademoiselle, Mademoiselle !
Comme Yvette ne répondait pas, la domestique s’en alla et dit à la marquise :
— Mademoiselle est endormie sans doute ; son verrou est poussé et je ne peux pas la réveiller.
Mme Obardi murmura :
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