Certes, en certains jours, j'éprouve l'horreur de ce qui est jusqu'à désirer la mort. Je sens jusqu'à la souffrance suraiguë la monotonie invariable des paysages, des figures et des pensées. La médiocrité de l'univers m'étonne et me révolte, la petitesse de toutes choses m'emplit de dégoût, la pauvreté des êtres humains m'anéantit.
En certains autres, au contraire, je jouis de tout à la façon d'un animal. Si mon esprit inquiet, tourmenté, hypertrophié par le travail, s'élance à des espérances qui ne sont point de notre race, et puis retombe dans le mépris de tout, après en avoir constaté le néant, mon corps de bête se grise de toutes les ivresses de la vie. J'aime le ciel comme un oiseau, les forêts comme un loup rôdeur, les rochers comme un chamois, l'herbe profonde pour m'y rouler, pour y courir comme un cheval et l'eau limpide pour y nager comme un poisson. Je sens frémir en moi quelque chose de toutes les espèces d'animaux, de tous les instincts, de tous les désirs confus des créatures inférieures. J'aime la terre comme elles et non comme vous, les hommes, je l'aime sans l'admirer, sans la poétiser, sans m'exalter. J'aime d'un amour bestial et profond, méprisable et sacré, tout ce qui vit, tout ce qui pousse, tout ce qu'on voit, car tout cela, laissant calme mon esprit, trouble mes yeux et mon coeur, tout : les jours, les nuits, les fleuves, les mers, les tempêtes, les bois, les aurores, le regard et la chair des femmes.
La caresse de l'eau sur le sable des rives ou sur le granit des roches m'émeut et m'attendrit, et la joie qui m'envahit, quand je me sens poussé par le vent et porté par la vague, naît de ce que je me livre aux forces brutales et naturelles du monde, de ce que je retourne à la vie primitive.
Quand il fait beau comme aujourd'hui, j'ai dans les veines le sang des vieux faunes lascifs et vagabonds, je ne suis plus le frère des hommes, mais le frère de tous les êtres et de toutes les choses !
Le soleil monte sur l'horizon. La brise tombe comme avant-hier, mais le vent d'ouest prévu par Bernard ne se lève pas plus que le vent d'est annoncé par Raymond.
Jusqu'à dix heures, nous flottons immobiles, comme une épave, puis un petit souffle du large nous remet en route, tombe, renaît, semble se moquer de nous, agacer la voile, nous promettre sans cesse la brise qui ne vient pas. Ce n'est rien, l'haleine d'une bouche ou un battement d'éventail ; cela pourtant suffit à ne pas nous laisser en place. Les marsouins, ces clowns de la mer, jouent autour de nous, jaillissent hors de l'eau d'un élan rapide comme s'ils s'envolaient, passent dans l'air plus vifs qu'un éclair, puis plongent et ressortent plus loin.
Vers une heure, comme nous nous trouvions par le travers d'Agay, la brise tomba tout à fait, et je compris que je coucherais au large si je n'arrimais pas l'embarcation pour remorquer le yacht et me mettre à l'abri dans cette baie.
Je fis donc descendre deux hommes dans le canot, et à trente mètres devant moi ils commencèrent à me traîner. Un soleil enragé tombait sur l'eau, brûlait le pont du bateau.
Les deux matelots ramaient d'une façon très lente et régulière, comme deux manivelles usées qui ne vont plus qu'à peine, mais qui continuent sans arrêt leur effort mécanique de machines.
La rade d'Agay forme une joli bassin, bien abrité, fermé, d'un côté, par les rochers rouges et droits, que domine le sémaphore au sommet de la montagne, et que continue, vers la pleine mer, l'île d'Or, nommée ainsi à cause de sa couleur ; de l'autre, par une ligne de roches basses, et une petite pointe à fleur d'eau portant un phare pour signaler l'entrée.
Dans le fond, une auberge qui reçoit les capitaines de navires réfugiés là par gros temps et les pêcheurs en été, une gare où ne s'arrêtent que deux trains par jour et où ne descend personne, et une jolie rivière s'enfonçant dans l'Esterel jusqu'au vallon nommé Malinfermet, et qui est plein de lauriers-roses comme un ravin d'Afrique.
Aucune route n'aboutit, de l'intérieur, à cette baie délicieuse. Seul un sentier conduit à Saint-Raphaël, en passant par les carrières de porphyre du Dramont ; mais aucune voiture ne le pourrait suivre. Nous sommes donc en pleine montagne.
Je résolus de me promener à pied, jusqu'à la nuit, par les chemins bordés de cistes et de lentisques. Leur odeur de plantes sauvages, violente et parfumée emplit l'air, se mêle au grand souffle de résine de la forêt immense, qui semble haleter sous la chaleur.
Après une heure de marche, j'étais en plein bois de sapins, un bois clair, sur une pente douce de montagne. Les granits pourpres, ces os de la terre, semblaient rougis par le soleil, et j'allais lentement, heureux comme doivent l'être les lézards sur les pierres brûlantes, quand j'aperçus, au sommet de la montée, venant vers moi sans me voir, deux amoureux ivres de leur rêve.
C'était joli, c'était charmant, ces deux êtres aux bras liés, descendant, à pas distraits, dans les alternatives de soleil et d'ombre qui bariolaient la côte inclinée.
Elle me parut très élégante et très simple avec une robe grise de voyage et un chapeau de feutre hardi et coquet. Lui, je ne le vis guère. Je remarquai seulement qu'il avait l'air comme il faut. Je m'étais assis derrière le tronc d'un Pin pour les regarder passer. Ils ne m'aperçurent pas et continuèrent à descendre, en se tenant par la taille, sans dire un mot, tant ils s'aimaient.
Quand je ne les vis plus, je sentis qu'une tristesse m'était tombée sur le coeur. Un bonheur m'avait frôlé, que je ne connaissais point et que je pressentais le meilleur de tous. Et je revins vers la baie d'Agay, trop, las, maintenant, pour continuer ma promenade.
Jusqu'au soir, je m'étendis sur l'herbe, au bord de la rivière, et, vers sept heures, j'entrai dans l'auberge pour dîner.
Mes matelots avaient prévenu le patron, qui m'attendait. Mon couvert était mis dans une salle basse peinte à la chaux, à côté d'une autre table où dînaient déjà, face à face et se regardant au fond des yeux, mes amoureux de tantôt.
J'eus honte de les déranger, comme si je commettais là une chose inconvenante et vilaine.
Ils m'examinèrent quelques secondes, puis se mirent à causer tout bas.
L'aubergiste, qui me connaissait depuis longtemps, prit une chaise près de la mienne. Il me parla des sangliers et du lapin, du beau temps, du mistral, d'un capitaine italien qui avait couché là l'autre nuit, puis, pour me flatter, vanta mon yacht, dont j'apercevais par la fenêtre la coque noire et le grand mât portant au sommet mon guidon rouge et blanc.
Mes voisins, qui avaient mangé très vite, sortirent aussitôt. Moi, je m'attardai à regarder le mince croissant de la lune poudrant de lumière la petite rade. Je vis enfin mon canot qui venait à terre, rayant de son passage, l'immobile et pâle clarté tombée sur l'eau.
Descendu pour m'embarquer, j'aperçus, debout sur la plage, les deux amants qui contemplaient la mer.
Et comme je m'éloignais au bruit pressé des avirons, je distinguais toujours leurs silhouettes sur le rivage, leurs ombres dressées cote à côte. Elles emplissaient la baie, la nuit, le ciel, tant l'amour s'exhalait d'elles, s'épandait par l'horizon, les faisait grandes et symboliques.
Et quand je fus remonté sur mon bateau, je demeurai longtemps assis sur le pont, plein de tristesse sans savoir pourquoi, plein de regrets sans savoir de quoi, ne pouvant me décider à descendre enfin dans ma chambre, comme si j'eusse voulu respirer plus longtemps un peu de cette tendresse répandue dans l'air, autour d'eux.
Tout à coup une des fenêtres de l'auberge s'éclairant, je vis dans la lumière leurs deux profils. Alors ma solitude m'accabla, et dans la tiédeur de cette nuit printanière, au bruit léger des vagues sur le sable, sous le fin croissant qui tombait dans la pleine mer, je sentis en mon coeur un tel désir d'aimer, que je faillis crier de détresse.
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