Le maréchal se promenait généralement jusqu'à huit heures du soir dans le préau de la prison, en compagnie du directeur, homme aimable dont le commerce lui plaisait. Puis il rentrait en ses appartements, que le geôlier chef verrouillait et cadenassait en présence de son supérieur.
Le soir de la fuite, Bazaine feignit d'être souffrant et voulut rentrer une heure plus tôt. Il pénétra en effet en son logement ; mais dès que le directeur se fut éloigné pour chercher son geôlier et le prévenir d'enfermer immédiatement le captif, le maréchal ressortit bien vite et se cacha dans la cour.
On verrouilla la prison vide. Et chacun rentra chez soi.
Vers onze heures, Bazaine sortit de sa cachette muni de l'échelle. Il l'attacha et descendit sur les rochers. Au jour levant un complice détacha la corde et la jeta au pied du mur.
Vers huit heures et demie, le directeur de Sainte-Marguerite s'informa du prisonnier, surpris de ne pas le voir encore, car il sortait tôt chaque matin. Le valet de chambre de Bazaine refusa d'entrer chez son maître.
A neuf heures enfin, le directeur força la porte et trouva la cage abandonnée.
Mme Bazaine de son côté, pour exécuter ses projets, avait été trouver un homme à qui son mari avait rendu jadis un service capital. Elle s'adressait à un coeur reconnaissant, et elle se fit un allié aussi dévoué qu'énergique. Ils réglèrent ensemble tous les détails ; puis elle se rendit à Gênes sous un faux nom et loua, sous prétexte d'une excursion à Naples, un petit vapeur italien au prix de mille francs par jour, en stipulant que le voyage durerait au moins une semaine et qu'on pourrait le prolonger d'un temps égal aux mêmes conditions.
Le bâtiment se mit en route ; mais à peine eut-il pris la mer que la voyageuse parut changer de résolution, et elle demanda au capitaine s'il lui déplaisait d'aller jusqu'à Cannes chercher sa belle-soeur. Le marin y consentit volontiers et jeta l'ancre, le dimanche soir, au golfe Juan.
Mme Bazaine se fit mettre à terre en recommandant que le canot ne s'éloignât point. Son complice dévoué l'attendait avec une autre barque sur la promenade de la Croisette, et ils traversèrent la passe qui sépare du continent la petite île de Sainte-Marguerite. Son mari était là sur les roches, les vêtements déchirés, le visage meurtri, les mains en sang. La mer étant un peu forte, il fut contraint d'entrer dans l'eau pour gagner la barque, qui se serait brisée contre la côte.
Lorsqu'ils furent revenus à terre, le canot fut abandonné.
Ils regagnèrent alors la première embarcation, puis le bâtiment resté sous vapeur. Mme Bazaine déclara alors au capitaine que sa belle-soeur se trouvait trop souffrante pour venir, et, montrant le maréchal, elle ajouta :
— N'ayant pas de domestique, j'ai pris un valet de chambre. Cet imbécile vient de tomber sur les rochers et de se mettre dans l'état où vous le voyez. Envoyez-le, s'il vous plaît, avec les matelots, et faites-lui donner ce qu'il faut pour se panser et recoudre ses hardes.
Bazaine alla coucher dans l'entrepont.
Or, le lendemain, au point du jour, on avait gagné la haute mer. Mme Bazaine changea encore de projet, et, se disant malade, se fit reconduire à Gênes.
Mais la nouvelle de l'évasion était déjà connue et le populaire, averti, s'ameuta en vociférant sous les fenêtres de l'hôtel. Le tumulte devint bientôt si violent que le propriétaire, épouvanté, fit s'enfuir les voyageurs par une porte cachée.
Je donne ce récit comme il me fut fait, et je n'affirme rien.
Nous approchons de l'escadre, dont les lourds cuirassés, sur une seule ligne, semblent des tours de guerre bâties en pleine mer. Voici le Colbert, la Dévastation, l'Amiral-Duperré, le Courbet, l'Indomptable et le Richelieu, plus deux croiseurs, l'Hirondelle et le Milan, et quatre torpilleurs en train d'évoluer dans le golfe.
Je peux visiter le Courbet, qui passe pour le type le plus parfait de notre marine. Rien ne donne l'idée du labeur humain, du labeur minutieux et formidable de cette petite bête aux mains ingénieuses comme ces énormes citadelles de fer qui flottent et marchent, portent une armée de soldats, un arsenal d'armes monstrueuses, et qui sont faites, ces masses, de petits morceaux ajustés, soudés, forgés, boulonnés, travail de fourmis et de géants, qui montre en même temps tout le génie et toute l'impuissance et toute l'irrémédiable barbarie de cette race si active et si faible qui use ses efforts à créer des engins pour se détruire elle-même.
Ceux d'autrefois, qui construisaient avec des pierres des cathédrales en dentelle, palais féeriques pour abriter des rêves enfantins et pieux, ne valaient-ils pas ceux d'aujourd'hui, lançant sur la mer des maisons d'acier qui sont les temples de la mort ?
Au moment où je quitte le navire pour remonter dans ma coquille, j'entends sur le rivage éclater une fusillade. C'est le régiment d'Antibes qui fait l'exercice de tirailleurs dans les sables et dans les sapins. La fumée monte en flocons blancs pareils à des nuées de coton qui s'évaporent, et on voit courir le long de la mer les culottes rouges des soldats.
Alors, les officiers de marine, intéressés soudain, braquent leurs lunettes vers la terre et leur coeur s'anime devant ce simulacre de guerre.
Quand je songe seulement à ce mot, la guerre, il me vient un effarement comme si l'on me parlait de sorcellerie, d'inquisition, d'une chose lointaine, finie, abominable, monstrueuse, contre nature.
Quand on parle d'anthropophages, nous sourions avec orgueil en proclamant notre supériorité sur ces sauvages, les vrais sauvages. Ceux qui se battent pour manger les vaincus ou ceux qui se battent pour tuer, rien que pour tuer ?
Les petits lignards qui courent là-bas, sont destinés à la mort comme les troupeaux que pousse un boucher sur les routes. Ils iront tomber dans une plaine, la tête fendue d'un coup de sabre ou la poitrine trouée d'une balle ; et ce sont de jeunes gens qui pourraient travailler, produire, être utiles. Leurs pères sont vieux et pauvres ; leurs mères qui, pendant vingt ans, les ont aimés, adorés comme adorent les mères, apprendront dans six mois ou un an peut-être que le fils, l'enfant, le grand enfant élevé avec tant de peine, avec tant d'argent, avec tant d'amour, fut jeté dans un trou comme un chien crevé, après avoir été éventré par un boulet et piétiné, écrasé, mis en bouillie par les charges de cavalerie. Pourquoi a-t-on tué son garçon, son beau garçon, son seul espoir, son orgueil, sa vie ? Elle ne sait pas. Oui, pourquoi ?
La guerre !... se battre !... égorger !... massacrer des hommes !... Et nous avons aujourd'hui, à notre époque, avec notre civilisation, avec l'étendue de science et le degré de philosophie où l'on croit parvenu le génie humain, des écoles où l'on apprend à tuer, à tuer de très loin, avec perfection, beaucoup de monde en même temps, à tuer de pauvres diables d'hommes innocents, chargés de famille et sans casier judiciaire.
Et le plus stupéfiant, c'est que le peuple ne se lève pas contre le gouvernement. Quelle différence y a-t-il donc entre les monarchies et les républiques ? Le plus stupéfiant, c'est que la société tout entière ne se révolte pas à ce mot de guerre.
Ah ! nous vivrons toujours sous le poids des vieilles et odieuses coutumes, des criminels préjugés, des idées féroces de nos barbares aïeux, car nous sommes des bêtes, nous resterons des bêtes, que l'instinct domine et que rien ne change.
N'aurait-on pas honni tout autre que Victor Hugo qui eut jeté ce grand cri de délivrance et de vérité ?
« Aujourd'hui, la force s'appelle la violence et commence à être jugée ; la guerre est mise en accusation. La civilisation, sur la plainte du genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des conquérants et des capitaines. Les peuples en viennent à comprendre que l'agrandissement d'un forfait n'en saurait être la diminution ; que si tuer est un crime, tuer beaucoup n'en peut pas être la circonstance atténuante ; que si voler est une honte, envahir ne saurait être une gloire.
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