Tous le saluent, à la façon des soldats qui répondent à l'appel, d'une litanie de « Bonjour, capitaine ! » modulés sur des tons différents.
On est là au pays de la mer, dans une brave petite cité salée et courageuse, qui se battit jadis contre les Sarrasins, contre le duc d'Anjou, contre les corsaires barbaresques, contre le connétable de Bourbon, et Charles Quint, et le duc de Savoie et le duc d'Epernon.
En 1637, les habitants, les pères de ces tranquilles bourgeois, sans aucune aide, repoussèrent une flotte espagnole ; et chaque année se renouvelle avec une ardeur surprenante, le simulacre de cette attaque et de cette défense, qui emplit la ville de bousculades et de clameurs, et rappelle étrangement les grands divertissements populaires du Moyen Age.
En 1813, la ville repoussa également une escadrille anglaise envoyée contre elle.
Aujourd'hui, elle pêche. Elle pêche des thons, des sardines, des loups, des langoustes, tous les poissons si jolis de cette mer bleue, et nourrit à elle seule une partie de la côte.
En mettant le pied sur le quai, après avoir fait ma toilette, j'entendis sonner midi, et j'aperçus deux vieux commis, clercs de notaire ou d'avoué, qui s'en allaient au repas, pareils à deux vieilles bêtes de travail un instant débridées pour qu'elles mangent l'avoine au fond d'un sac de toile.
0 liberté ! liberté ! seul bonheur, seul espoir et seul rêve ! De tous les misérables, de toutes les classes d'individus, de tous les ordres de travailleurs, de tous les hommes qui livrent quotidiennement le dur combat pour vivre, ceux-là sont le plus à plaindre, sont les plus déshérités de faveurs.
On ne le croit pas. On ne le sait point. Ils sont impuissants à se plaindre ; ils ne peuvent pas se révolter ; ils restent liés, bâillonnés dans leur misère, leur misère honteuse de plumitifs !
Ils ont fait des études, ils savent le droit ; ils sont peut-être bacheliers.
Comme je l'aime, cette dédicace de Jules Vallès :
A tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim.
Sait-on ce qu'ils gagnent, ces crève-misère ? De huit cents à quinze cents francs par an !
Employés des noires études, employés des grands ministères, vous devez lire chaque matin sur la porte de la sinistre prison la célèbre phrase de Dante :
« Laissez toute espérance, vous qui entrez ! »
On pénètre là, pour la première fois, à vingt ans, pour y rester jusqu'à soixante et plus, et pendant cette longue période rien ne se passe. L'existence tout entière s'écoule dans le petit bureau sombre, toujours le même, tapissé de cartons verts. On y entre jeune, à l'heure des espoirs vigoureux. On en sort vieux, près de mourir. Toute cette moisson de souvenirs que nous faisons dans une vie, les événements imprévus, les amours douces ou tragiques, les voyages aventureux, tous les hasards d'une existence libre, sont inconnus à ces forçats. Tous les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années se ressemblent. A la même heure, on arrive ; à la même heure, on déjeune ; à la même heure on s'en va ; et cela de vingt à soixante ans. Quatre accidents seulement font date : le mariage, la naissance du premier enfant, la mort de son père et de sa mère. Rien autre chose ; pardon, les avancements. On ne sait rien de la vie ordinaire, rien du monde ! On ignore jusqu'aux joyeuses journées de soleil dans les rues, et les vagabondages dans les champs, car jamais on n'est lâché avant l'heure réglementaire. On se constitue prisonnier à huit heures du matin ; la prison s'ouvre à six heures, alors que la nuit vient. Mais, en compensation, pendant quinze jours par an, on a bien le droit – droit discuté, marchandé, reproché, d'ailleurs – de rester enfermé dans son logis. Car où pourrait-on aller sans argent ?
Le charpentier grimpe dans le ciel ; le cocher rôde par les rues ; le mécanicien des chemins de fer traverse les bois, les plaines, les montagnes, va sans cesse des murs de la ville au large horizon bleu des mers. L'employé ne quitte point son bureau, cercueil de ce vivant ; et dans la même petite glace où il s'est regardé jeune, avec sa moustache blonde, le jour de son arrivée, il se contemple, chauve, avec sa barbe blanche, le jour où il est mis dehors. Alors, c'est fini, la vie est fermée, l'avenir clos. Comment cela se fait-il qu'on en soit là déjà ? Comment donc a-t-on pu vieillir ainsi sans qu'aucun événement se soit accompli, qu'aucune surprise de l'existence vous ait jamais secoué ? Cela est pourtant. Place aux jeunes, aux jeunes employés
Alors, on s'en va, plus misérable encore, et on meurt presque tout de suite de la brusque rupture de cette longue et acharnée habitude du bureau quotidien, des mêmes mouvements, des mêmes actions, des mêmes besognes aux mêmes heures.
Au moment où j'entrais à l'hôtel pour y déjeuner on me remit un effrayant paquet de lettres et de journaux qui m'attendaient, et mon coeur se serra comme sous la menace d'un malheur. J'ai la peur et la haine des lettres ; ce sont des liens. Ces petits carrés de papier qui portent mon nom me semblent faire, quand je les déchire, un bruit de chaînes, le bruit des chaînes qui m'attachent aux vivants que j'ai connus, que je connais.
Toutes me disent, bien qu'écrites par des mains différentes. « Où êtes-vous ? Que faites-vous ? Pourquoi disparaître ainsi sans annoncer où vous allez ? Avec qui vous cachez-vous ? » Une autre ajoutait : « Comment voulez-vous qu'on s'attache à vous si vous fuyez toujours vos amis ; c'est même blessant pour eux... »
Eh bien ! qu'on ne s'attache pas à moi ! Personne ne comprendra donc l'affection sans y joindre une idée de possession et de despotisme. Il semble que les relations ne puissent exister sans entraîner avec elles des obligations, des susceptibilités et un certain degré de servitude. Dès qu'on a souri aux politesses d'un inconnu, cet inconnu a barres sur vous, s'inquiète de ce que vous faites et vous reproche de le négliger. Si nous allons jusqu'à l'amitié, chacun s'imagine avoir des droits ; les rapports deviennent des devoirs et les liens qui nous unissent semblent terminés avec des noeuds coulants.
Cette inquiétude affectueuse, cette jalousie soupçonneuse, contrôleuse, cramponnante des êtres qui se sont rencontrés et qui se croient enchaînés l'un à l'autre parce qu'ils se sont plu, n'est faite que de la peur harcelante de la solitude qui hante les hommes sur cette terre.
Chacun de nous, sentant le vide autour de lui, le vide insondable où s'agite son coeur, où se débat sa pensée va comme un fou, les bras ouverts, les lèvres tendues, cherchant un être à étreindre. Et il étreint à droite, à gauche, au hasard, sans savoir, sans regarder, sans comprendre, pour n'être plus seul. Il semble dire, dès qu'il a serré les mains : « Maintenant vous m'appartenez un peu. Vous me devez quelque chose de vous, de votre vie, de votre pensée, de votre temps. » Et voilà pourquoi tant de gens croient s'aimer qui s'ignorent entièrement, tant de gens vont les mains dans les mains ou la bouche sur la bouche, sans avoir pris le temps même de se regarder. Il faut qu'ils aiment, pour n'être plus seuls, qu'ils aiment d'amitié, de tendresse, mais qu'ils aiment pour toujours. Et ils le disent, jurent, s'exaltent, versent tout leur coeur dans un coeur inconnu, trouvé la veille, toute leur âme dans une âme de rencontre dont le visage leur a plu. Et, de cette hâte à s'unir, naissent tant de méprises, de surprises, d'erreurs et de drames.
Ainsi que nous restons seuls, malgré tous nos efforts, de même nous restons libres malgré toutes les étreintes. Personne, jamais, n'appartient à personne. On se prête, malgré soi, à ce jeu coquet ou passionné de la possession, mais on ne se donne jamais. L'homme, exaspéré par ce besoin d'être le maître de quelqu'un, a institué la tyrannie, l'esclavage et le mariage. Il peut tuer, torturer, emprisonner, mais la volonté humaine lui échappe toujours, quand même elle a consenti quelques instants à se soumettre.
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