Joris-Karl Huysmans - Là-bas

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Entendons-nous. Quand on dit d'un livre qu'il est «très moderne», ça veut surtout dire qu'il est vieux. Là-bas a été écrit en 1890, voici 116 ans.
Mais «très moderne» tente dans le même mouvement de sortir le texte d'un corpus qui paraît forcément poussiéreux, parce qu'ancien. Vieux? Comment ça, vieux? Vous n'allez pas vous ennuyer avec ça! Vous verrez, au contraire c'est passionnant! Bien.
Il y a autre chose ici. Par «très moderne», je voulais surtout parler de la composition du livre qui n'a rien de traditionnel.
Durtal, un double de l'auteur, a pour projet d'écrire sur Gilles de Rais, le célèbre sataniste, assassin d'enfants, qui fut un fidèle compagnon de Jeanne d'Arc. Là-bas raconte l'entreprise de Durtal, ses rencontres, résume sa documentation théorique (il pille quelques ouvrages sur les cloches ou sur Gilles de Rais) ou ses enquêtes pratiques: Durtal s'initie au Satanisme grâce à une maîtresse à demi-folle dont il nous raconte la conquête, il s'entretient avec ses amis d'occultisme, d'astrologie, de spiritisme, de magie, il assiste à une messe noire, et là, ça devient un roman à clés puisqu'on a retrouvé les modèles de prêtres hérétiques, sacrilèges et magiciens que l'auteur a rencontrés. On a parlé de puzzle au sujet de ce livre. Mais un puzzle qui fait sens. Bien.
Joris-Karl Huysmans est, comme son nom l'indique, un écrivain français de la fin du XIXème. Six ans avant Là-bas, il avait inventé le symbolisme décadent avec son livre A rebours dont le héros, des Esseintes, fait les pires extravagances. Il est un peu oublié aujourd'hui, Huysmans. Parfois pour de bonnes raisons si j'en juge par le souvenir que j'ai de certains de ses livres, les plus naturalistes. Et puis s'il a une langue extraordinaire, il abuse un peu du style «artiste» recherché de l'époque, raffine sur le vocabulaire ou la syntaxe, ça peut agacer. Bien.
Mais Là-bas est un chef-d'œuvre.
Publié par Alain Bagnoud

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" et cela, nous le pouvons et nous allons le faire, en violant la quiétude de ton corps, profanateur des amples vices, abstracteur des puretés stupides, Nazaréen maudit, roi fainéant, Dieu lâche! " -amen, crièrent les voix cristallines des enfants de choeur.

Durtal écoutait ce torrent de blasphèmes et d'insultes; l'immondice de ce prêtre le stupéfiait; un silence succéda à ces hurlements; la chapelle fumait dans la brume des encensoirs. Les femmes jusqu'alors taciturnes s'agitèrent, alors que, remonté à l'autel, le chanoine se tourna vers elles et les bénit, de la main gauche, d'un grand geste.

Et soudain les enfants de choeur agitèrent des sonnettes.

Ce fut comme un signal; des femmes tombées sur les tapis se roulèrent. L'une sembla mue par un ressort, se jeta sur le ventre et rama l'air avec ses pieds; une autre subitement atteinte d'un strabisme hideux, gloussa, puis, devenue aphone, resta, la mâchoire ouverte, la langue retroussée, la pointe dans le palais, an haut; une autre, bouffie, livide, les pupilles dilatées, se renversa la tête sur les épaules puis la redressa d'un jet brusque, et se laboura en râclant la gorge avec ses ongles; une autre encore, étendue sur les reins, défit ses jupes, sortit une panse nue, météorisée, énorme, puis se tordit en d'affreuses grimaces, tira, sans pouvoir la rentrer, une langue blanche déchirée sur les bords, d'une bouche en sang, hersée de dents rouges.

Du coup, Durtal se leva pour mieux voir, et distinctement, il entendit et il aperçut le chanoine Docre.

Il contemplait le Christ qui surmontait le tabernacle, et, les bras écartés, il vomissait d'effrayants outrages, gueulait, à bout de force, des injures de cocher ivre. Un des enfants de choeur s'agenouilla devant lui, en tournant le dos à l'autel. Un frisson parcourut l'échine du prêtre. D'un ton solennel, mais d'une voix clignotante, il dit: " hoc est enim corpus meum ", puis, au lieu de s'agenouiller, après la consécration, devant le précieux corps, il fit face aux assistants et il apparut, tuméfié, hagard, ruisselant de sueur.

Il titubait entre les deux enfants de choeur qui, relevant la chasuble, montrèrent son ventre nu, le tinrent, tandis que l'hostie, qu'il ramenait devant lui, sautait, atteinte et souillée, sur les marches.

Alors Durtal se sentit frémir, car un vent de folie secoua la salle. L'aura de la grande hystérie suivit le sacrilège et courba les femmes; pendant que les enfants de choeur encensaient la nudité du pontife, des femmes se ruèrent sur le pain eucharistique et, à plat ventre, au pied de l'autel, le griffèrent, arrachèrent des parcelles humides, burent et mangèrent cette divine ordure.

Une autre, accroupie sur un crucifix, éclata d'un rire déchirant puis cria: mon prêtre, mon prêtre!

Une vieille s'arracha les cheveux, bondit, pivota sur elle-même, se ploya, ne tint plus que sur un pied, s'abattit près d'une jeune fille qui, blottie le long d'un mur, craquait dans des convulsions, bavait de l'eau gazeuse, crachait, en pleurant, d'affreux blasphèmes. Et Durtal, épouvanté, vit, dans la fumée, ainsi qu'au travers d'un brouillard, les cornes rouges de Docre qui, maintenant assis, écumait de rage, mâchait des pains azymes, les recrachait, se tordait avec, en distribuait aux femmes; et elles les enfouissaient en bramant, ou se culbutaient, les unes sur les autres, pour les violer.

C'était un cabanon exaspéré d'hospice, une monstrueuse étuve de prostituées et de folles. Alors, tandis que les enfants de choeur s'alliaient aux hommes, que la maîtresse de la maison, montait, retroussée, sur l'autel, empoignait, d'une main, la hampe du Christ et ramenait de l'autre le calice sous ses jambes nues, au fond de la chapelle, dans l'ombre, une enfant, qui n'avait pas encore bougé, se courba tout à coup en avant et hurla à la mort, comme une chienne!

Excédé de dégoût, à moitié asphyxié, Durtal voulut fuir. Il chercha Hyacinthe mais elle n'était plus là. Il finit par l'apercevoir auprès du chanoine; il enjamba les corps enlacés sur les tapis et s'approcha d'elle. Les narines frémissantes, elle humait les exhalaisons des parfums et des couples.

– l'odeur du sabbat! Lui dit-elle, à mi-voix, les dents serrées.

– ah çà, venez-vous, à la fin?

Elle sembla s'éveiller, eut un moment d'hésitation, puis sans rien répondre, elle le suivit.

Il joua des coudes, se dégagea des femmes qui maintenant sortaient des dents prêtes à mordre; il poussa Mme Chantelouve vers la porte, franchit la cour, le vestibule, et la loge du concierge étant vide, il tira le cordon et se trouva dans la rue.

Là, il s'arrêta et aspira, à pleins poumons, des bouffées d'air; Hyacinthe, immobile, perdue au loin, s'accota au mur.

Il la regarda. -avouez que vous avez envie de rentrer? Dit-il, d'un ton dans lequel le mépris perçait.

– non, fit-elle, avec un effort, mais ces scènes me brisent. Je suis étourdie, j'ai besoin d'un verre d'eau pour me remettre.

Et elle remonta la rue, alla droit, en s'appuyant sur lui, chez le marchand de vins dont la devanture était ouverte.

C'était un ignoble bouge, une petite salle avec des tables et des bancs de bois, un comptoir en zinc, un jeu de zanzibar, et des brocs violets; au plafond, un bec de gaz en forme d'u; deux ouvriers terrassiers jouaient aux cartes; ils se retournèrent et rirent; le patron retira le brûle-gueule de sa bouche et saliva dans du sable; il ne semblait nullement surpris de voir cette femme élégante dans son taudis. Durtal qui l'observait crut même surprendre un clin d'oeil échangé entre Mme Chantelouve et lui.

Il alluma une bougie et souffla à voix basse:

– monsieur, vous ne pouvez boire, sans vous faire remarquer, avec ces gens; je vais vous conduire dans une pièce où vous serez seuls.

– voilà, dit Durtal à Hyacinthe qui s'engageait dans la spirale d'un escalier, voilà bien des allées et venues pour un verre d'eau!

Mais elle était déjà entrée dans une chambre, au papier arraché, moisi, couvert d'images de journaux illustrés piqués avec des épingles à cheveux, pavée de carreaux disloqués, creusée de fondrières, meublée d'un lit à flèche et sans rideaux, d'un pot de chambre égueulé, d'une table, d'une cuvette et de deux chaises.

L'homme apporta un carafon d'eau-de-vie, du sucre, une carafe, des verres, puis il descendit. Alors, les yeux fous, sombres, elle enlaça Durtal.

– ah! Mais non! S'écria-t-il, furieux d'être tombé dans ce piège, j'ai assez de tout cela, moi!

Et puis, il se fait tard, votre mari vous attend, il est temps pour vous de l'aller rejoindre!

Elle ne l'écoutait même pas.

– je te désire, fit-elle, et elle le prit en traître, l'obligea à la vouloir.

Et elle se déshabilla, jeta par terre sa robe, ses jupes, ouvrit toute grande l'abominable couche, et, relevant sa chemise dans le dos, elle se frotta l'échine sur le grain dur des draps, les yeux pâmés et riant d'aise!

Elle le saisit et lui révéla les moeurs de captif, des turpitudes dont il ne la soupçonnait même pas; elle les pimenta de furies de goule et, subitement, quand il put s'échapper, il frémit, car il aperçut dans la couche des fragments d'hostie.

– oh! Vous me faites horreur, lui dit-il; allons, habillez-vous et partons!

Tandis qu'elle se vêtait, silencieuse, l'air égaré, il s'assit sur une chaise et la fétidité de cette chambre l'écoeura; puis il n'était pas absolument certain de la transubstantiation; il ne croyait pas fermement que le sauveur résidât dans ce pain souillé, mais malgré tout, ce sacrilège auquel il avait participé sans le vouloir, l'attrista. -et si c'était vrai, se dit-il, si la présence était réelle comme Hyacinthe et comme ce misérable prêtre l'attestent! Non, décidément, je me suis par trop abreuvé d'ordures; c'est fini; l'occasion est bonne pour me fâcher avec cette créature que je n'ai, depuis notre première entrevue, que tolérée, en somme, et je vais le faire!

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