Mais pourquoi le Maréchal fut-il monomane, comment le devint-il? C'est ce que tous les Lombroso de la terre ignorent. Les lésions de l'encéphale, l'adhérence au cerveau de la pie-mère ne signifient absolument rien dans ces questions.
Ce sont de simples résultantes, des effets dérivés d'une cause qu'il faudrait expliquer et qu'aucun matérialiste n'explique. Il est vraiment trop facile de déclarer qu'une perturbation des lobes cérébraux produit des assassins et des sacrilèges; les fameux aliénistes de notre temps prétendent que l'analyse du cerveau d'une folle décèle une lésion ou une altération de la substance grise. Et quand même cela serait! Il resterait à savoir, pour une femme atteinte de démonomanie par exemple, si la lésion s'est produite parce qu'elle est démonomane ou si elle est devenue démonomane par suite de cette lésion, -en admettant qu'il y en ait une! Les Comprachicos spirituels ne s'adressent point encore à la chirurgie, n'amputent pas des lobes soi-disant connus, après de studieux trépans; ils se bornent à agir sur l'élève, à lui inculquer des idées ignobles, à développer ses mauvais instincts, à le pousser peu à peu dans la voie du vice, c'est plus sûr; et si cette gymnastique de la persuasion altère chez le patient les tissus de la cervelle, cela prouve justement que la lésion n'est que le dérivé et non la cause d'un état d'âme!
Et puis… et puis… ces doctrines qui consistent à confondre maintenant les criminels et les aliénés, les démonomanes et les fous, sont insensées quand on y songe! Il y a de cela neuf années, un enfant de quatorze ans, Félix Lemaître, assassine un petit garçon qu'il ne connaît pas, parce qu'il convoite de le voir souffrir et d'entendre ses cris. Il lui fend le ventre avec un couteau, tourne et retourne la lame dans le trou tiède, puis il lui scie lentement le col. Il ne témoigne d'aucun repentir, se révèle, dans l'interrogatoire qu'il subit, intelligent et atroce.
Le Dr Legrand Du Saulle, d'autres spécialistes, l'ont surveillé patiemment pendant des mois, jamais ils n'ont pu constater chez lui un symptôme de folie, un semblant de manie même. Et celui-là avait été presque bien élevé, n'avait même pas été perverti par d'autres!
C'est absolument comme les démonomanes, conscients ou inconscients, qui font le mal pour le mal; ils ne sont pas plus fous que le moine ravi dans sa cellule, que l'homme qui fait le bien pour le bien.
Ils sont, loin de toute médecine, aux deux pôles opposés de l'âme, et voilà tout!
Au quinzième siècle, ces tendances extrêmes furent représentées par Jeanne D'Arc et par le Maréchal De Rais. Or il n'y a pas de raison pour que Gilles soit plutôt insane que la Pucelle dont les admirables excès n'ont aucun rapport avec les vésanies et les délires!
Tout de même, il a dû se passer de terribles nuits dans cette forteresse, se dit Durtal, revenant à ce château de Tiffauges qu'il avait visité, l'an dernier, alors qu'il voulait, pour son travail, vivre dans le paysage où vécut De Rais et humer les ruines.
Il s'était installé dans le petit hameau qui s'étend au bas de l'ancien donjon et il constatait combien la légende de Barbe Bleue était restée vivace, dans ce pays isolé en Vendée, sur les confins bretons. C'est un jeune homme qui a mal fini, disaient les jeunes femmes; plus peureuses, les aïeules se signaient, en longeant, le soir, le pied des murs; le souvenir des enfants égorgés persistait; le Maréchal, connu seulement par son surnom, épouvantait encore.
Là, Durtal se rendait, tous les jours, de l'auberge où il logeait, au château qui se dressait au-dessus des vallées de la Crûme et de la Sèvre, en face de collines excoriées par des blocs de granit, plantées de formidables chênes dont les racines, échappées du sol, ressemblaient à des nids effarés de grands serpents.
On se serait cru transporté dans la Bretagne même; c'était le même ciel et la même terre; un ciel mélancolique et grave, un soleil qui paraissait plus vieux qu'autre part et qui ne dorait plus que faiblement le deuil des forêts séculaires et la mousse âgée des grès; une terre qui vagabondait, à perte de vue, en de stériles landes, trouées de mares d'eau rouillée, hérissées de rocs, criblées de clochettes roses par les bruyères, de petites gousses jaunes, par les taillis des ajoncs et les touffes des genêts.
On sentait que ce firmament couleur de fer, que ce sol famélique, à peine empourpré, çà et là, par la fleur sanglante du blé noir; que des routes bordées de pierres posées, les unes sur les autres, sans plâtre ni ciment, en tas; que ces sentes bordées d'inextricables haies, que ces plantes bourrues, que ces champs sans aide, que ces mendiants estropiés, mangés de vermine et vernis de crasse, que ce bétail même, fruste et petit, que ces vaches trapues, que ces moutons noirs dont l'oeil bleu avait le regard clair et froid des tribades et des Slaves, se perpétuaient, absolument semblables dans un paysage identique, depuis des siècles!
La campagne de Tiffauges que gâtait pourtant, un peu plus loin, près de la rivière de la Sèvre, un tuyau d'usine, restait en parfait accord avec le château, debout, dans ses décombres. Ce château se décelait immense, enfermait dans son enceinte encore tracée par des débris de tours, toute une plaine convertie en le misérable jardin d'un maraîcher. Des lignes bleuâtres de choux, des plants de carottes appauvries et de navets étiques, s'étendaient le long de cet énorme cercle où des cavaleries avaient ferraillé dans des cliquetis de charges, où des processions s'étaient déroulées dans la fumée des encens et le chant des psaumes.
Une chaumine avait été bâtie, en un coin, où des paysannes, revenues à l'état sauvage, ne comprenaient plus le sens des mots, ne s'éveillaient qu'à la vue d'une pièce d'argent qu'elles saisissaient en tendant des clefs.
L'on pouvait alors se promener pendant des heures, fouiller les ruines, rêver, en fumant, à l'aise.
Malheureusement, certaines parties étaient inabordables. Le donjon était encore entouré, du côté de Tiffauges, par un vaste fossé au fond duquel avaient poussé de puissants arbres. Il eût fallu passer sur la cime de leurs feuillages qui éventaient le bord de la fosse, à vos pieds, pour gagner, de l'autre côté, un porche qu'aucun pont-levis ne joignait plus.
Mais on accédait aisément à une autre partie qui ourlait la Sèvre; là, les ailes du château escaladé par des viornes aux houppes blanches et par des lierres étaient intactes. Spongieuses, sèches comme des pierres ponce, des tours, argentées par des lichens et dorées par les mousses, se dressaient entières jusqu'à leurs collerettes de créneaux dont les débris s'usaient, peu à peu, dans les nuits de vent.
Au dedans, les salles se succédaient, tristes et glacées, taillées dans le granit, surmontées de voûtes en arceaux, pareilles à des fonds de barques; puis, par des escaliers en vrille, l'on montait et l'on descendait dans des chambres semblables que reliaient des couloirs de cave, creusés de réduits aux usages inconnus et de profondes niches.
Dans le bas, ces corridors si étroits que l'on n'y pouvait cheminer à deux de front, descendaient en pente douce, se bifurquaient en des fouillis d'allées jusqu'à de véritables cachots dont le grain des murs scintillait aux lueurs des lanternes, comme des micas d'acier, pétillaient comme des points de sucre. Dans les cellules du haut, dans les geôles du bas, l'on trébuchait sur des vagues de terre dure, que trouait, tantôt au milieu, tantôt dans un coin, une bouche descellée d'oubliette ou de puits.
Au sommet enfin de l'une des tours, de celle qui s'élevait, en entrant, à gauche, il existait une galerie plafonnée qui tournait en même temps qu'un banc circulaire taillé dans le roc; là, se tenaient sans doute les hommes d'armes qui tiraient sur les assaillants par de larges meurtrières bizarrement ouvertes, au-dessous d'eux, sous leurs jambes. Dans cette galerie, la voix, même la plus basse, suivait le circuit des murs et s'entendait d'un bout du cercle à l'autre.
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