L'obi ne partagea point leur repas. Je compris que, comme tous ses pareils, il ne mangeait jamais en public, afin de faire croire aux nègres qu'il était d'une essence surnaturelle, et qu'il vivait sans nourriture.
Tout en déjeunant, Biassou ordonna à un aide de camp de faire commencer la revue, et les bandes se mirent à défiler en bon ordre devant la grotte. Les noirs du Morne-Rouge passèrent les premiers; ils étaient environ quatre mille divisés en petits pelotons serrés que conduisaient des chefs ornés, comme je l'ai déjà dit, de caleçons ou de ceintures écarlates. Ces noirs, presque tous grands et forts, portaient des fusils, des haches et des sabres; un grand nombre d'entre eux avaient des arcs, des flèches et des zagaies, qu'ils s'étaient forgés à défaut d'autres armes. Ils n'avaient point de drapeau, et marchaient en silence d'un air consterné.
En voyant défiler cette horde, Biassou se pencha à l'oreille de Rigaud, et lui dit en français:
– Quand donc la mitraille de Blanchelande et de Rouvray me débarrassera-t-elle de ces bandits du Morne-Rouge? Je les hais; ce sont presque tous des congos! Et puis ils ne savent tuer que dans le combat; ils suivaient l'exemple de leur chef imbécile, de leur idole Bug-Jargal, jeune fou qui voulait faire le généreux et le magnanime. Vous ne le connaissez pas, Rigaud? Vous ne le connaîtrez jamais, je l'espère. Les blancs l'ont fait prisonnier, et ils me délivreront de lui comme ils m'ont délivré de Boukmann.
– À propos de Boukmann, répondit Rigaud, voici les noirs marrons de Macaya qui passent, et je vois dans leurs rangs le nègre que Jean-François vous a envoyé pour vous annoncer la mort de Boukmann. Savez-vous bien que cet homme pourrait détruire tout l'effet des prophéties de l'obi sur la fin de ce chef, s'il disait qu'on l'a arrêté pendant une demi-heure aux avant-postes, et qu'il m'avait confié sa nouvelle avant l'instant où vous l'avez fait appeler?
– Diabolo! dit Biassou. vous avez raison, mon cher; il faut fermer la bouche à cet homme-là. Attendez!
Alors, élevant la voix:
– Macaya! cria-t-il.
Le chef des nègres marrons s'approcha, et présenta son tromblon au col évasé en signe de respect.
– Faites sortir de vos rangs, reprit Biassou, ce noir que j'y vois là-bas, et qui ne doit pas en faire partie.
C'était le messager de Jean-François. Macaya l'amena au généralissime, dont le visage prit subitement cette expression de colère qu'il savait si bien simuler.
– Qui es-tu? demanda-t-il au nègre interdit.
– Notre général, je suis un noir.
– Caramba! je le vois bien! Mais comment t'appelles-tu?
– Mon nom de guerre est Vavelan; mon patron chez les bienheureux est saint Sabas, diacre et martyr, dont la fête viendra le vingtième jour avant la nativité de Notre-Seigneur.
Biassou l'interrompit:
– De quel front oses-tu te présenter à la parade, au milieu des espingoles luisantes et des baudriers blancs, avec ton sabre sans fourreau, ton caleçon déchiré, tes pieds couverts de boue?
– Notre général, répondit le noir, ce n'est pas ma faute. J'ai été chargé par le grand-amiral Jean-François de vous porter la nouvelle de la mort du chef des marrons anglais, Boukmann; et si mes vêtements sont déchirés, si mes pieds sont sales, c'est que j'ai couru à perdre haleine pour vous l'apporter plus tôt; mais on m'a retenu au camp, et…
Biassou fronça le sourcil.
– Il ne s'agit point de cela, gavacho! mais de ton audace d'assister à la revue dans ce désordre. Recommande ton âme à saint Sabas, diacre et martyr, ton patron. Va te faire fusiller!
Ici j'eus encore une nouvelle preuve du pouvoir moral de Biassou sur les rebelles. L'infortuné, chargé d'aller lui-même se faire exécuter, ne se permit pas un murmure; il baissa la tête, croisa les bras sur sa poitrine, salua trois fois son juge impitoyable, et, après s'être agenouillé devant l'obi, qui lui donna gravement une absolution sommaire, il sortit de la grotte. Quelques minutes après, une détonation de mousqueterie annonça à Biassou que le nègre avait obéi et vécu.
Le chef, débarrassé de toute inquiétude, se tourna alors vers Rigaud, l'œil étincelant de plaisir, et avec un ricanement de triomphe qui semblait dire: – Admirez! [54]
Cependant la revue continuait. Cette armée, dont le désordre m'avait offert un tableau si extraordinaire quelques heures auparavant, n'était pas moins bizarre sous les armes. C'étaient tantôt des troupes de nègres absolument nus, munis de massues, de tomahawks, de casse-têtes, marchant au son de la corne à bouquin, comme les sauvages; tantôt des bataillons de mulâtres, équipés à l'espagnole ou à l'anglaise, bien armés et bien disciplinés, réglant leurs pas sur le roulement d'un tambour; puis des cohues de négresses, de négrillons, chargés de fourches et de broches; des fatras courbés sous de vieux fusils sans chien et sans canon; des griotes avec leurs parures bariolées; des griots, effroyables de grimaces et de contorsions, chantant des airs incohérents sur la guitare, le tam-tam et le balafo. Cette étrange procession était de temps à autre coupée par des détachements hétérogènes de griffes, de marabouts, de sacatras, de mamelucos, de quarterons, de sang-mêlés libres, ou par des hordes nomades de noirs marrons à l'attitude fière, aux carabines brillantes, traînant dans leurs rangs leurs cabrouets tout chargés, ou quelque canon pris aux blancs, qui leur servait moins d'arme que de trophée, et hurlant à pleine voix les hymnes du camp du Grand-Pré et d'Oua-Nassé. Au-dessus de toutes ces têtes flottaient des drapeaux de toutes couleurs, de toutes devises, blancs, rouges, tricolores, fleurdelysés, surmontés du bonnet de liberté, portant pour inscriptions: – Mort aux prêtres et aux aristocrates! – Vive la religion! – Liberté! Égalité! – Vive le roi! – À bas la métropole! – Viva España! – Plus de tyrans! etc. Confusion frappante qui indiquait que toutes les forces des rebelles n'étaient qu'un amas de moyens sans but, et qu'en cette armée il n'y avait pas moins de désordre dans les idées que dans les hommes.
En passant tour à tour devant la grotte, les bandes inclinaient leur bannière, et Biassou rendait le salut. Il adressait à chaque troupe quelque réprimande ou quelque éloge; et chaque parole de sa bouche, sévère ou flatteuse, était recueillie par les siens avec un respect fanatique et une sorte de crainte superstitieuse.
Ce flot de barbares et de sauvages passa enfin. J'avoue que la vue de tant de brigands, qui m'avait distrait d'abord, finissait par me peser. Cependant le jour tombait, et, au moment où les derniers rangs défilèrent, le soleil ne jetait plus qu'une teinte de cuivre rouge sur le front granitique des montagnes de l'orient.
Biassou paraissait rêveur. Quand la revue fut terminée, qu'il eut donné ses derniers ordres. et que tous les rebelles furent rentrés sous leurs ajoupas, il m'adressa la parole.
– Jeune homme, me dit-il, tu as pu juger à ton aise de mon génie et de ma puissance. Voici que l'heure est venue pour toi d'en aller rendre compte à Léogri.
– Il n'a pas tenu à moi qu'elle ne vint plus tôt, lui répondis-je froidement.
– Tu as raison, répliqua Biassou. Il s'arrêta un moment comme pour épier l'effet que produirait sur moi ce qu'il allait me dire, et il ajouta: – Mais il ne tient qu'à toi qu'elle ne vienne pas.
– Comment! m'écriai-je étonné; que veux-tu dire?
– Oui, continua Biassou, ta vie dépend de toi; tu peux la sauver, si tu le veux.
Cet accès de clémence, le premier et le dernier sans doute que Biassou ait jamais eu, me parut un prodige. L'obi, surpris comme moi, s'était élancé du siège où il avait conservé si longtemps la même attitude extatique, à la mode des fakirs hindous. Il se plaça en face du généralissime, et éleva la voix avec colère:
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