Un fourré très hérissé et très fauve entourait de toutes parts l’éminence au sommet de laquelle le marquis s’était placé en observation. Ce fourré, qu’on appelait le bocage d’Herbe-en-Pail, mais qui avait les proportions d’un bois, s’étendait jusqu’à la métairie, et cachait, comme tous les halliers bretons, un réseau de ravins, de sentiers et de chemins creux, labyrinthes où les armées républicaines se perdaient.
L’exécution, si c’était une exécution, avait dû être féroce, car elle fut courte. Ce fut, comme toutes les choses brutales, tout de suite fait. L’atrocité des guerres civiles comporte ces sauvageries. Pendant que le marquis, multipliant les conjectures, hésitant à descendre, hésitant à rester, écoutait et épiait, ce fracas d’extermination cessa, ou pour mieux dire se dispersa. Le marquis constata dans le hallier comme l’éparpillement d’une troupe furieuse et joyeuse. Un effrayant fourmillement se fit sous les arbres. De la métairie on se jetait dans le bois. Il y avait des tambours qui battaient la charge. On ne tirait plus de coups de fusil. Cela ressemblait maintenant à une battue; on semblait fouiller, poursuivre, traquer; il était évident qu’on cherchait quelqu’un; le bruit était diffus et profond; c’était une confusion de paroles de colère et de triomphe, une rumeur composée de clameurs; on n’y distinguait rien; brusquement, comme un linéament se dessine dans une fumée, quelque chose devint articulé et précis dans ce tumulte, c’était un nom, un nom répété par mille voix, et le marquis entendit nettement ce cri:
«Lantenac! Lantenac! le marquis de Lantenac!»
C’était lui qu’on cherchait.
VI LES PÉRIPÉTIES DE LA GUERRE CIVILE
Et subitement, autour de lui, et de tous les côtés à la fois, le fourré se remplit de fusils, de bayonnettes et de sabres, un drapeau tricolore se dressa dans la pénombre, le cri Lantenac! éclata à son oreille, et à ses pieds, à travers les ronces et les branches, des faces violentes apparurent.
Le marquis était seul, debout sur un sommet, visible de tous les points du bois. Il voyait à peine ceux qui criaient son nom, mais il était vu de tous. S’il y avait mille fusils dans le bois, il était là comme une cible.
Il ne distinguait rien dans le taillis que des prunelles ardentes fixées sur lui.
Il ôta son chapeau, en retroussa le bord, arracha une longue épine sèche à un ajonc, tira de sa poche une cocarde blanche, fixa avec l’épine le bord retroussé et la cocarde à la forme du chapeau, et, remettant sur la tête le chapeau dont le bord relevé laissait voir son front et sa cocarde, il dit d’une voix haute, parlant à toute la forêt à la fois:
– Je suis l’homme que vous cherchez. Je suis le marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton, lieutenant général des armées du roi. Finissons-en. En joue! Feu!
Et, écartant de ses deux mains sa veste de peau de chèvre, il montra sa poitrine nue.
Il baissa les yeux, cherchant du regard les fusils braqués, et se vit entouré d’hommes à genoux.
Un immense cri s’éleva: «Vive Lantenac! Vive monseigneur! Vive le général!» En même temps des chapeaux sautaient en l’air, des sabres tournoyaient joyeusement, et l’on voyait dans tout le taillis se dresser des bâtons au bout desquels s’agitaient des bonnets de laine brune.
Ce qu’il avait autour de lui, c’était une bande vendéenne.
Cette bande s’était agenouillée en le voyant.
La légende raconte qu’il y avait dans les vieilles forêts thuringiennes des êtres étranges, race des géants, plus et moins qu’hommes, qui étaient considérés par les Romains comme des animaux horribles et par les Germains comme des incarnations divines, et qui, selon la rencontre, couraient la chance d’être exterminés ou adorés.
Le marquis éprouva quelque chose de pareil à ce que devait ressentir un de ces êtres quand, s’attendant à être traité comme un monstre, il était brusquement traité comme un dieu.
Tous ces yeux pleins d’éclairs redoutables se fixaient sur le marquis avec une sorte de sauvage amour.
Cette cohue était armée de fusils, de sabres, de faulx, de perches, de bâtons; tous avaient de grands feutres ou des bonnets bruns, avec des cocardes blanches, une profusion de rosaires et d’amulettes, de larges culottes ouvertes au genou, des casaques de poil, des guêtres en cuir, le jarret nu, les cheveux longs, quelques-uns l’air féroce, tous l’air naïf.
Un homme jeune et de belle mine traversa les gens agenouillés et monta à grands pas vers le marquis. Cet homme était, comme les paysans, coiffé d’un feutre à bord relevé et à cocarde blanche, et vêtu d’une casaque de poil, mais il avait les mains blanches et une chemise fine, et il portait par-dessus sa veste une écharpe de soie blanche à laquelle pendait une épée à poignée dorée.
Parvenu sur la hure, il jeta son chapeau, détacha son écharpe, mit un genou en terre, présenta au marquis l’écharpe et l’épée, et dit:
– Nous vous cherchions en effet, nous vous avons trouvé. Voici l’épée de commandement. Ces hommes sont maintenant à vous. J’étais leur commandant, je monte en grade, je suis votre soldat. Acceptez notre hommage, monseigneur. Donnez vos ordres, mon général.
Puis il fit un signe, et des hommes qui portaient un drapeau tricolore sortirent du bois. Ces hommes montèrent jusqu’au marquis et déposèrent le drapeau à ses pieds. C’était le drapeau qu’il venait d’entrevoir à travers les arbres.
– Mon général, dit le jeune homme qui lui avait présenté l’épée et l’écharpe, ceci est le drapeau que nous venons de prendre aux bleus qui étaient dans la ferme d’Herbe-en-Pail. Monseigneur, je m’appelle Gavard. J’ai été au marquis de la Rouarie.
– C’est bien, dit le marquis.
Et, calme et grave, il ceignit l’écharpe.
Puis il tira l’épée, et l’agitant nue au-dessus de sa tête:
– Debout! dit-il, et vive le roi!
Tous se levèrent.
Et l’on entendit dans les profondeurs du bois une clameur éperdue et triomphante: Vive le roi! Vive notre marquis! Vive Lantenac!
Le marquis se tourna vers Gavard.
– Combien donc êtes-vous?
– Sept mille.
Et tout en descendant de l’éminence, pendant que les paysans écartaient les ajoncs devant les pas du marquis de Lantenac, Gavard continua:
– Monseigneur, rien de plus simple. Tout cela s’explique d’un mot. On n’attendait qu’une étincelle. L’affiche de la république, en révélant votre présence, a insurgé le pays pour le roi. Nous avions en outre été avertis sous main par le maire de Granville qui est un homme à nous, le même qui a sauvé l’abbé Olivier. Cette nuit on a sonné le tocsin.
– Pour qui?
– Pour vous.
– Ah! dit le marquis.
– Et nous voilà, reprit Gavard.
– Et vous êtes sept mille?
– Aujourd’hui. Nous serons quinze mille demain. C’est le rendement du pays. Quand M. Henri de La Rochejaquelein est parti pour l’armée catholique, on a sonné le tocsin, et en une nuit six paroisses, Isernay, Corqueux, les Échaubroignes, les Aubiers, Saint-Aubin et Nueil, lui ont amené dix mille hommes. On n’avait pas de munitions, on a trouvé chez un maçon soixante livres de poudre de mine, et M. de La Rochejaquelein est parti avec cela. Nous pensions bien que vous deviez être quelque part dans cette forêt, et nous vous cherchions.
– Et vous avez attaqué les bleus dans la ferme d’Herbe-en-Pail?
– Le vent les avait empêchés d’entendre le tocsin. Ils ne se défiaient pas; les gens du hameau, qui sont patauds, les avaient bien reçus. Ce matin, nous avons investi la ferme, les bleus dormaient, et en un tour de main la chose a été faite. J’ai un cheval. Daignez-vous l’accepter, mon général?
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