Tout en marchant, il regardait Cimourdain et Cimourdain le regardait. Il semblait que Cimourdain s’appuyât sur ce regard.
Gauvain arriva au pied de l’échafaud. Il y monta.
L’officier qui commandait les grenadiers l’y suivit.
Il défit son épée et la remit à l’officier, il ôta sa cravate et la remit au bourreau.
Il ressemblait à une vision. Jamais il n’avait apparu plus beau. Sa chevelure brune flottait au vent; on ne coupait pas les cheveux alors. Son cou blanc faisait songer à une femme, et son œil héroïque et souverain faisait songer à un archange. Il était sur l’échafaud, rêveur. Ce lieu-là aussi est un sommet. Gauvain y était debout, superbe et tranquille. Le soleil, l’enveloppant, le mettait comme dans une gloire.
Il fallait pourtant lier le patient. Le bourreau vint, une corde à la main.
En ce moment-là, quand ils virent leur jeune capitaine si décidément engagé sous le couteau, les soldats n’y tinrent plus; le cœur de ces gens de guerre éclata. On entendit cette chose énorme, le sanglot d’une armée. Une clameur s’éleva: Grâce! grâce! Quelques-uns tombèrent à genoux; d’autres jetaient leurs fusils et levaient les bras vers la plate-forme où était Cimourdain. Un grenadier cria en montrant la guillotine:
– Reçoit-on des remplaçants pour ça? Me voici. – Tous répétaient frénétiquement: Grâce! grâce! et des lions qui auraient entendu cela eussent été émus ou effrayés, car les larmes des soldats sont terribles.
Le bourreau s’arrêta, ne sachant plus que faire.
Alors une voix brève et basse, et que tous pourtant entendirent, tant elle était sinistre, cria du haut de la tour:
– Force à la loi!
On reconnut l’accent inexorable. Cimourdain avait parlé. L’armée frissonna.
Le bourreau n’hésita plus. Il s’approcha tenant sa corde.
– Attendez, dit Gauvain.
Il se tourna vers Cimourdain, lui fit, de sa main droite encore libre, un geste d’adieu, puis se laissa lier.
Quand il fut lié, il dit au bourreau:
– Pardon. Un moment encore.
Et il cria:
– Vive la République!
On le coucha sur la bascule. Cette tête charmante et fière s’emboîta dans l’infâme collier. Le bourreau lui releva doucement les cheveux, puis pressa le ressort; le triangle se détacha et glissa lentement d’abord, puis rapidement; on entendit un coup hideux…
Au même instant on en entendit un autre. Au coup de hache répondit un coup de pistolet. Cimourdain venait de saisir un des pistolets qu’il avait à sa ceinture, et, au moment où la tête de Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se traversait le cœur d’une balle. Un flot de sang lui sortit de la bouche, il tomba mort.
Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre.
(1873)
[1]Personne qui se livrait à la contrebande de sel. [Note du correcteur.]
[2]Une pièce d’artillerie spécialisée appelée «caronade», nom qui lui vient de Carron Iron Works, de Falkirk, en Écosse. La munition de cette arme était l’obus à mitraille: une boîte de fer-blanc remplie de balles de métal. Ces balles avaient chacune la taille d’une balle de golf. Au déclenchement du tir, le contenant de métal se désintégrait et les balles de métal s’éparpillaient, un peu comme une cartouche de chasse.
[3]Le revêtement intérieur des cloisons et des coques des navires.
[4]Deux frères, tribuns de la plèbe romaine, 131 av J. C. Ils tentèrent de réaliser à Rome une réforme agraire visant à redistribuer aux citoyens les plus pauvres les terres accaparées par l’aristocratie. Tous deux furent massacrés, victimes de l’opposition des grands propriétaires.