Il se tut encore, puis ajouta:
– Vous comprenez, je ne sais pas au juste, on va, on vient, il se passe des choses; moi, je suis là sous les étoiles.
Tellmarch eut encore une interruption de rêverie, puis continua:
– Je suis un peu rebouteux, un peu médecin, je connais les herbes, je tire parti des plantes, les paysans me voient attentif devant rien, et cela me fait passer pour sorcier. Parce que je songe, on croit que je sais.
– Vous êtes du pays? dit le marquis.
– Je n’en suis jamais sorti.
– Vous me connaissez?
– Sans doute. La dernière fois que je vous ai vu, c’est à votre dernier passage, il y a deux ans. Vous êtes allé d’ici en Angleterre. Tout à l’heure j’ai aperçu un homme au haut de la dune. Un homme de grande taille. Les hommes grands sont rares; c’est un pays d’hommes petits, la Bretagne. J ’ai bien regardé, j’avais lu l’affiche. J’ai dit: tiens! Et quand vous êtes descendu, il y avait de la lune, je vous ai reconnu.
– Pourtant, moi, je ne vous connais pas.
– Vous m’avez vu, mais vous ne m’avez pas vu.
Et Tellmarch le Caimand ajouta:
– Je vous voyais, moi. De mendiant à passant, le regard n’est pas le même.
– Est-ce que je vous avais rencontré autrefois?
– Souvent, puisque je suis votre mendiant. J’étais le pauvre du bas du chemin de votre château. Vous m’avez dans l’occasion fait l’aumône; mais celui qui donne ne regarde pas, celui qui reçoit examine et observe. Qui dit mendiant dit espion. Mais moi, quoique souvent triste, je tâche de ne pas être un mauvais espion. Je tendais la main, vous ne voyiez que la main, et vous y jetiez l’aumône dont j’avais besoin le matin pour ne pas mourir de faim le soir. On est des fois des vingt-quatre heures sans manger. Quelquefois un sou, c’est la vie. Je vous dois la vie, je vous la rends.
– C’est vrai, vous me sauvez.
– Oui, je vous sauve, monseigneur.
Et la voix de Tellmarch devint grave.
– À une condition.
– Laquelle?
– C’est que vous ne venez pas ici pour faire le mal.
– Je viens ici pour faire le bien, dit le marquis.
– Dormons, dit le mendiant.
Ils se couchèrent côte à côte sur le lit de varech.
Le mendiant fut tout de suite endormi. Le marquis, bien que très las, resta un moment rêveur, puis, dans cette ombre, il regarda le pauvre, et se coucha. Se coucher sur ce lit, c’était se coucher sur le sol; il en profita pour coller son oreille à terre, et il écouta.
Il y avait sous la terre un sombre bourdonnement; on sait que le son se propage dans les profondeurs du sol; on entendait le bruit des cloches.
Le tocsin continuait.
Le marquis s’endormit.
Quand il se réveilla, il faisait jour.
Le mendiant était debout, non dans la tanière, car on ne pouvait s’y tenir droit, mais dehors et sur le seuil. Il était appuyé sur son bâton. Il y avait du soleil sur son visage.
– Monseigneur, dit Tellmarch, quatre heures du matin viennent de sonner au clocher de Tanis. J’ai entendu les quatre coups. Donc le vent a changé; c’est le vent de terre; je n’entends aucun autre bruit; donc le tocsin a cessé. Tout est tranquille dans la métairie et dans le hameau d’Herbe-en-Pail. Les bleus dorment ou sont partis. Le plus fort du danger est passé; il est sage de nous séparer. C’est mon heure de m’en aller.
Il désigna un point de l’horizon.
– Je m’en vais par là.
Et il désigna le point opposé.
– Vous, allez-vous-en par ici.
Le mendiant fit au marquis un grave salut de la main.
Il ajouta en montrant ce qui restait du souper:
– Emportez des châtaignes, si vous avez faim.
Un moment après, il avait disparu sous les arbres.
Le marquis se leva, et s’en alla du côté que lui avait indiqué Tellmarch.
C’était l’heure charmante que la vieille langue paysanne normande appelle la «piperette du jour».
On entendait jaser les cardrounettes et les moineaux de haie. Le marquis suivit le sentier par où ils étaient venus la veille. Il sortit du fourré et se retrouva à l’embranchement de routes marqué par la croix de pierre. L’affiche y était, blanche et comme gaie au soleil levant. Il se rappela qu’il y avait au bas de l’affiche quelque chose qu’il n’avait pu lire la veille à cause de la finesse des lettres et du peu de jour qu’il faisait. Il alla au piédestal de la croix. L’affiche se terminait en effet, au-dessous de la signature PRIEUR, DE LA MARNE, par ces deux lignes en petits caractères:
«L’identité du ci-devant marquis de Lantenac constatée, il sera immédiatement passé par les armes.
– Signé: le chef de bataillon, commandant la colonne d’expédition, GAUVAIN.»
– Gauvain! dit le marquis.
Il s’arrêta profondément pensif, l’œil fixé sur l’affiche.
– Gauvain! répéta-t-il.
Il se remit en marche, se retourna, regarda la croix, revint sur ses pas, et lut l’affiche encore une fois.
Puis il s’éloigna à pas lents. Quelqu’un qui eût été près de lui l’eût entendu murmurer à demi-voix: «Gauvain!»
Du fond des chemins creux où il se glissait, on ne voyait pas les toits de la métairie qu’il avait laissée à sa gauche. Il côtoyait une éminence abrupte, toute couverte d’ajoncs en fleur, de l’espèce dite longue-épine. Cette éminence avait pour sommet une de ces pointes de terre qu’on appelle dans le pays une «hure». Au pied de l’éminence, le regard se perdait tout de suite sous les arbres. Les feuillages étaient comme trempés de lumière. Toute la nature avait la joie profonde du matin.
Tout à coup ce paysage fut terrible. Ce fut comme une embuscade qui éclate. On ne sait quelle trombe faite de cris sauvages et de coups de fusil s’abattit sur ces champs et ces bois pleins de rayons, et l’on vit s’élever, du côté où était la métairie, une grande fumée coupée de flammes claires, comme si le hameau et la ferme n’étaient plus qu’une botte de paille qui brûlait. Ce fut subit et lugubre, le passage brusque du calme à la furie, une explosion de l’enfer en pleine aurore, l’horreur sans transition. On se battait du côté d’Herbe-en-Pail. Le marquis s’arrêta.
Il n’est personne qui, en pareil cas, ne l’ait éprouvé, la curiosité est plus forte que le danger; on veut savoir, dût-on périr. Il monta sur l’éminence au bas de laquelle passait le chemin creux. De là on était vu, mais on voyait. Il fut sur la hure en quelques minutes.
Il regarda.
En effet, il y avait une fusillade et un incendie. On entendait des clameurs, on voyait du feu. La métairie était comme le centre d’on ne sait quelle catastrophe. Qu’était-ce? La métairie d’Herbe-en-Pail était-elle attaquée? Mais par qui? Était-ce un combat? N’était-ce pas plutôt une exécution militaire? Les bleus, et cela leur était ordonné par un décret révolutionnaire, punissaient très souvent, en y mettant le feu, les fermes et les villages réfractaires; on brûlait, pour l’exemple, toute métairie et tout hameau qui n’avaient point fait les abatis d’arbres prescrits par la loi et qui n’avaient pas ouvert et taillé dans les fourrés des passages pour la cavalerie républicaine. On avait notamment exécuté ainsi tout récemment la paroisse de Bourgon, près d’Ernée. Herbe-en-Pail était-il dans le même cas? Il était visible qu’aucune des percées stratégiques commandées par le décret n’avait été faite dans les halliers et dans les enclos de Tanis et d’Herbe-en-Pail. Était-ce le châtiment? Était-il arrivé un ordre à l’avant-garde qui occupait la métairie? Cette avant-garde ne faisait-elle pas partie d’une de ces colonnes d’expédition surnommées colonnes infernales ?
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