Elle pleurait.
– Princesse! lui dis-je: il m’est impossible de vous répondre; permettez-moi d’avoir un entretien en tête-à-tête avec votre fille?
– Jamais! s’écria-t-elle, en se levant de sa chaise dans une grande agitation.
– Comme vous voudrez,» lui répondis-je en m’apprêtant à partir.
Elle devint pensive, me fit signe avec la main d’attendre un instant et sortit.
Cinq minutes s’écoulèrent; mon cœur battait avec violence, mais mon esprit était tranquille et ma tête froide, et vainement je cherchais en moi une étincelle d’amour pour cette chère Marie; mes efforts étaient inutiles.
Soudain la porte s’ouvrit et cette dernière entra: mon Dieu! comme elle était changée depuis le moment où je ne l’avais revue, et il y avait si peu de temps de cela?
En arrivant au milieu de la chambre elle chancela. Je m’élançai, lui présentai mon bras et la conduisis jusqu’à un fauteuil.
Je restai debout devant elle. Nous nous tûmes longtemps; ses grands yeux pleins d’une tristesse profonde semblaient chercher dans les miens quelque chose comme un peu d’espoir. Ses lèvres pâles s’efforçaient vainement de sourire; ses mains froides étaient croisées sur ses genoux, et si amaigries, si diaphanes, que cela me navra.
«Princesse! lui dis-je: vous savez que je me suis moqué de vous et vous devez me mépriser.
Une rougeur maladive vint colorer ses joues. Je continuai:
Par conséquent vous ne pouvez pas m’aimer.
Elle se détourna, s’accouda sur la table et couvrit ses yeux de ses mains. Je crus voir couler ses larmes.
– Mon Dieu! prononça-t-elle à peine distinctement.
Cela devenait insupportable: et encore un peu, je serais tombé à ses pieds.
– Ainsi, vous voyez bien vous-même, lui dis-je de la voix la plus ferme que je pus prendre, et avec un sourire contraint, vous voyez bien vous-même que je ne puis vous épouser. Si vous vouliez cela maintenant, vous ne tarderiez pas à vous en repentir. Mon entretien avec votre mère m’a obligé à vous parler à cœur ouvert et aussi durement. J’espère qu’elle se trompe réellement et il vous sera facile de la détromper peu à peu. Vous le voyez, je joue à vos yeux un bien triste et bien pénible rôle, et, je l’avoue franchement, c’est là tout ce que je puis faire pour vous. Quelque mauvaise que doive être l’opinion que vous aurez de moi, je la subirai. Vous voyez combien je suis vil auprès de vous? Et si même vous m’avez aimé, vous devez en ce moment me haïr?…
Elle se tourna vers moi, pâle comme un marbre; ses yeux seuls brillaient d’un éclat admirable:
– Je vous déteste, dit-elle.
Je la remerciai, la saluai avec respect et sortis.
Une heure après, un courrier à trois chevaux m’emportait de Kislovodsk. À quelques verstes d’Exentuki, je reconnus près de la route le cadavre de mon brave cheval. La selle avait été enlevée, probablement par quelque Cosaque, et sur son dos, à la place de la selle, s’étaient installés deux corbeaux. Je me détournai en soupirant.
Et maintenant, dans cette forteresse où je m’ennuie, je songe souvent au passé et je me demande pourquoi je n’ai pas eu l’envie d’entrer dans ce sentier que la destinée m’ouvrait et où m’attendaient de douces joies et de calmes émotions?… Non! Je n’aurais pu me faire longtemps à ce sort! Je suis comme un matelot qui est né et a grandi sur le pont d’un corsaire errant. Son âme est habituée à vivre au milieu des orages et des luttes; revenu au port il s’ennuie et languit, malgré les bocages ombreux qui l’invitent doucement à rester et le soleil tiède qui le réchauffe. Il erre tout le jour sur le sable du rivage, n’écoutant que le monotone murmure des flots qui s’agitent et ne regardant que les lointains brumeux.
Il a aperçu là-bas, sur la ligne pâle où se confondent le gouffre bleuâtre et les nuages gris, il a aperçu la voile tant désirée: elle ressemble à l’aile d’un goéland rasant l’écume sur les galets, et s’avance tranquillement vers le port désert.
Il m’arrivait quelquefois de passer quinze jours dans un village cosaque, placé sur le flanc gauche de l’armée; là se trouvait un bataillon d’infanterie. Les officiers se réunissaient le soir alternativement chez l’un ou chez l’autre et jouaient aux cartes.
Un soir, ennuyés du boston et jetant les cartes sur la table, nous restâmes très longtemps chez le major S… La conversation, contrairement à l’ordinaire, devint très intéressante. On disait que la croyance mahométane, qui veut que la destinée de l’homme soit écrite aux cieux, trouvait parmi nous beaucoup d’adeptes. Chacun racontait divers faits extraordinaires pour ou contre.
– Tout cela, messieurs, ne prouve rien, dit le vieux major: Sans doute aucun d’entre vous n’a été témoin de ces événements étranges qui confirment une opinion.
– Effectivement, aucun de nous, dirent la plupart. Mais nous avons entendu des hommes dignes de foi…
– Tout cela n’est qu’absurdité! dit quelqu’un: où sont les hommes dignes de foi qui ont vu le livre sur lequel est écrite l’heure de notre mort?… Et si, réellement, la prédestination existe, pourquoi la volonté et la raison nous ont-elles été données?… Pourquoi devons-nous rendre compte de nos actions?»
À ce moment un officier, assis dans un coin de la chambre, se leva et s’avança lentement vers la table, en jetant tout autour des regards tranquilles et fiers. Il était Serbe de naissance, comme l’indiquait évidemment son nom.
L’extérieur du lieutenant Voulitch répondait tout à fait à son caractère. Sa taille était haute, la couleur de son visage, basanée, ses cheveux bruns, ses yeux noirs et pénétrants, son nez grand, mais bien fait, privilège de sa nation; un sourire froid et triste errait sans cesse sur ses lèvres. Tout cela s’accordait pour le présenter comme un être particulier, incapable de partager les pensées et les passions de ceux que le sort lui avait donnés pour compagnons.
Il était brave, discutait peu, mais vivement, et ne confiait à personne ses secrets de famille ainsi que ceux de son âme. Il ne buvait presque pas de vin. Quant aux jeunes filles cosaques dont le charme est difficile à comprendre pour celui qui ne les a jamais vues, il ne leur faisait jamais la cour. On disait cependant, que la femme du colonel n’était pas indifférente à son regard plein d’expression; mais il se fâchait réellement, lorsqu’on faisait quelque allusion à cela.
Il n’y avait qu’une passion dont il ne se cachait point: c’était la passion du jeu. Devant un tapis vert, il oubliait tout et perdait habituellement; mais sa mauvaise chance continuelle excitait son entêtement. On racontait que pendant une nuit d’expédition où il jouait sur son oreiller et était assez favorisé par la chance, tout à coup des coups de feu retentirent; on battit l’alarme et tous s’élancèrent et coururent aux armes: «Faites la banque!» cria Voulitch sans se lever, à un des pontes les plus ardents. «Va pour le sept; répondit celui-ci en s’enfuyant. Malgré l’alerte générale, Voulitch tailla le coup et donna la carte.
Lorsqu’il parut sur la ligne, une fusillade nourrie était engagée. Voulitch ne s’occupait ni des balles, ni des sabres circassiens, et ne cherchait que son heureux ponte.
Le sept est sorti! lui cria-t-il en l’apercevant enfin sur la ligne des tirailleurs, qui commençaient à débusquer l’ennemi du bois; et s’étant rapproché de lui, il tira sa bourse; puis, malgré le combat et l’inopportunité du moment, il paya son adversaire. Après avoir rempli ce devoir désagréable, il se jeta en avant, entraînant derrière lui ses soldats et jusqu’à la fin de l’affaire, il fit le coup de feu contre les Circassiens, avec le plus grand sang-froid.
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