– Bien! docteur, voudriez-vous venir jusqu’à moi?»
Le docteur s’avança; pauvre docteur! il était plus pâle que Groutchnitski dix minutes avant.
Les paroles suivantes, je les prononçai à dessein, en les scandant, à haute voix et d’une manière accentuée, comme on prononce un arrêt de mort.
– Ces messieurs, sûrement dans leur précipitation ont oublié de mettre une balle dans mon pistolet. Je vous prie de le charger de nouveau et avec soin.
– Ce n’est pas possible! cria le capitaine: cela n’est pas possible! J’ai chargé les deux pistolets: Est-ce que la balle du vôtre aurait glissé dehors? Ce n’est pas ma faute; mais vous n’avez pas le droit de le charger de nouveau… Vous n’en avez pas le droit! C’est entièrement contraire aux règles du duel; je ne le permettrai point!
– Bien! dis-je au capitaine; s’il en est ainsi, je me battrai avec vous dans les mêmes conditions.
Il s’arrêta, embarrassé.
Groutchnitski attendait, la tête penchée, sur sa poitrine et avec un air consterné.
– Laisse-les faire, dit-il enfin au capitaine qui voulait arracher mon pistolet des mains du docteur: tu sais bien toi-même qu’ils ont raison!
En vain le capitaine lui fit divers signes; Groutchnitski ne voulut pas les voir.
Cependant le docteur chargea le pistolet et me le remit. Envoyant cela, le capitaine cracha, trépigna des pieds et lui dit:
– Mon cher, tu es un fou! si tu te fiais à moi, il fallait m’écouter en tout. C’est ton affaire, maintenant! tu te feras tuer comme une mouche!…
Il s’éloigna en marmottant encore:
– Mais tout cela est entièrement contraire aux règles du duel.
– Groutchnitski, m’écriai-je, il en est encore temps; rétracte tes calomnies et je te pardonne tout: tu n’as pas réussi à me tourner en ridicule et mon amour-propre est satisfait. Souviens-toi que nous étions bons amis…
Son visage s’enflamma, ses yeux brillèrent:
– Tirez! répondit-il; je me méprise et vous déteste. Si vous ne me tuez pas, je vous tuerai la nuit, dans quelque coin. Il n’y a plus place pour nous deux sur la terre…
Je tirai…
Lorsque la fumée se fut dissipée, Groutchnitski n’était plus sur la plate-forme. Une légère colonne de poussière tourbillonnait au bord de l’abîme.
Tous poussèrent un grand cri à la fois.
– E finita la comedia , dis-je au docteur.
Il ne me répondit point et se retourna avec effroi. Je haussai les épaules et saluai les seconds de Groutchnitski. En arrivant au bas du sentier, j’aperçus entre les pointes de rochers le cadavre sanglant de mon adversaire. Malgré moi je fermai les yeux.
Je détachai mon cheval et repris au pas le chemin de ma demeure. J’avais sur le cœur comme un rocher. Le soleil me semblait pâle et ses rayons ne me réchauffaient pas. Avant d’arriver au village, je tournai à droite et suivis le défilé. La vue d’un homme m’aurait été pénible; je voulais être seul. Abandonnant mes rênes, la tête penchée sur ma poitrine, je marchai longtemps. J’arrivai enfin dans un lieu qui m’était tout à fait inconnu. Je fis faire volte-face à mon cheval et me mis à chercher mon chemin. Déjà le soleil baissait lorsque j’arrivai à Kislovodsk, épuisé de fatigue ainsi que mon cheval.
Mon domestique me dit que Verner était venu et me donna deux billets; l’un de ce dernier et l’autre de Viéra.
Je décachetai le premier; il contenait les mots suivants:
«Tout s’est arrangé on ne peut mieux; le corps est arrivé en bas tout mutilé. La balle a été extraite de la poitrine, tout le monde est convaincu que sa mort est due à un malheureux accident. Seulement, le commandant, qui avait eu connaissance de votre querelle, a secoué la tête, mais n’a rien dit. Il n’y a aucune preuve contre vous et vous pouvez dormir tranquille… si cela vous est possible… Adieu!»
Je restai longtemps avant de me décider à ouvrir le second billet… Que pouvait-elle m’écrire? un affreux pressentiment agitait mon âme.
La voici, cette lettre, dont chaque mot s’est gravé dans mon souvenir d’une manière ineffaçable:
«Je t’écris avec la pleine certitude que nous ne nous reverrons plus. Il y a déjà quelques années, en me séparant de toi, j’avais eu la même pensée; mais il plut au ciel de m’éprouver une seconde fois, et je n’ai pu supporter cette seconde épreuve; mon faible cœur n’a pu de nouveau résister à une voix connue… Tu ne me mépriseras pas pour cela, n’est-ce pas vrai? Cette lettre sera en même temps un adieu et ma confession. Je suis obligée de te dire tout ce qui s’est accumulé dans mon cœur depuis le jour où il t’a aimé. Je ne viens point t’accuser; tu t’es conduit avec moi comme se serait conduit tout autre homme. Tu m’as aimée comme on aime sa propriété, comme on aime une source de plaisirs, de trouble et de chagrin, alternatives émouvantes, sans lesquelles la vie est ennuyeuse et monotone. Dès le commencement j’ai compris cela… mais tu étais malheureux et je me suis sacrifiée, espérant qu’un jour tu apprécierais mon sacrifice, que quelque jour tu comprendrais ma profonde tendresse, indépendante de toute considération. Bien du temps s’est écoulé depuis; j’ai pénétré dans tous les mystérieux replis de ton âme et je me suis convaincue que mes espérances étaient vaines. J’ai bien souffert! Mais mon amour s’était identifié à mon âme, en grandissant; il est devenu moins apparent, mais il ne s’est pas éteint.
» Nous nous séparons pour toujours. Cependant, tu peux être sûr que je n’aimerai jamais un autre homme. Mon âme a épuisé pour toi tous ses trésors, ses larmes et ses espérances. Une femme qui t’a aimé ne peut regarder sans quelque mépris le reste des hommes, non que tu vailles mieux qu’eux, oh non! mais parce qu’il y a dans ta nature quelque chose qui n’appartient qu’à toi, un je ne sais quoi de fier et de mystérieux. Il y a dans ta voix, quoi que tu dises, une puissance irrésistible; personne ne sait comme toi se faire aimer sans cesse, rendre le mal lui-même attrayant, et dans un seul regard promettre autant de bonheur. Personne ne sait mieux profiter de ses avantages et personne ne peut être aussi sincèrement malheureux que toi, parce que personne ne sait espérer comme toi le contraire de ce qui t’arrive.
» Je dois t’expliquer maintenant la cause de mon départ subit. Elle te paraîtra peu sérieuse, car elle ne concerne que moi.
Ce matin, mon mari est entré chez moi et m’a parlé de ta querelle avec Groutchnitski. Évidemment, j’ai changé de visage, parce qu’il m’a regardée longtemps et avec fixité dans les yeux. C’est tout juste si je ne me suis pas évanouie en songeant que tu devais te battre en ce jour et que j’en étais la cause. Il me semblait que j’allais devenir folle… Mais à présent que j’ai toute ma raison, je suis sûre que tu reviendras vivant; il est impossible que tu meures sans moi, c’est impossible! Mon mari s’est promené longtemps dans ma chambre. Je ne sais ce qu’il m’a dit; je ne me souviens point de ce que je lui ai répondu… Je lui ai dit certainement que je t’aimais… Je me souviens seulement qu’à la fin de notre altercation, il m’a déchirée avec un mot outrageant et il est sorti… J’ai entendu qu’il ordonnait d’atteler sa voiture. Voilà déjà trois heures que je suis assise à ma fenêtre et que j’attends ton retour… Mais tu es vivant; tu ne peux mourir… La voiture est presqu’attelée… Adieu, adieu!… on vient… il me faut cacher ma lettre…
» N’est-ce pas vrai, que tu n’aimes pas Marie? Tu ne l’épouseras pas? Écoute! Tu dois me faire ce sacrifice. Moi j’ai bien tout perdu pour toi dans ce monde…»
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