Par bonheur, à cause de notre chasse manquée, nos chevaux n’étaient pas fatigués: Ils bondissaient sous la selle et en un instant, nous avions gagné beaucoup de chemin. Je reconnus enfin Kazbitch, mais je ne pouvais distinguer encore ce qu’il emportait devant lui. Et lorsque j’atteignis Petchorin je lui criai: c’est Kazbitch! Il me regarda, hocha la tête et fouetta son cheval.
Nous n’étions déjà plus qu’à une portée de fusil de lui; son cheval était fatigué, en plus mauvais état que les nôtres, et malgré tous ses efforts il n’avançait que péniblement. En ce moment, pensai-je, il doit se souvenir de son Karaguetz.
Je regarde; Petchorin au galop le visait avec son fusil; ne tirez pas! lui criai-je: gardez votre coup; nous l’atteindrons sans cela! Oh! la jeunesse! elle s’échauffe toujours mal à propos! Le coup retentit et la balle cassa la jambe de derrière du cheval; celui-ci fit encore avec peine une dizaine de pas, broncha et s’abattit sur les genoux.
Kazbitch sauta à terre, et nous vîmes qu’il portait dans ses bras, une femme enveloppée d’un grand voile, c’était Béla! pauvre Béla! Il nous cria quelque chose dans sa langue et brandit sur elle son poignard!… Il fallait se hâter! Je tirai à mon tour assez heureusement; sûrement ma balle l’avait atteint à l’épaule, car son bras retomba subitement. Lorsque la fumée fut dissipée, le cheval blessé était étendu à terre, et à côté de l’animal, Béla évanouie! Kazbitch jeta son fusil, puis à travers les arbres, grimpa sur les rochers comme un véritable chat. J’eus envie de tirer sur lui de là, mais mon coup n’était pas prêt. Nous sautâmes à terre et courûmes vers Béla. La malheureuse était étendue immobile et le sang coulait à flots de sa blessure. Ce scélérat aurait pu la frapper au cœur et l’achever ainsi d’un seul coup, mais il l’avait frappée dans le dos. C’était un véritable coup de bandit!
Elle était sans connaissance; nous déchirâmes son voile et pansâmes sa blessure en rapprochant les bords de notre mieux. Vainement Petchorin couvrait de baisers ses lèvres froides; rien ne put la faire revenir à elle.
Petchorin monta à cheval; je la pris à terre et la plaçai devant lui sur sa selle; il l’entoura de ses bras et nous revînmes sur nos pas. Après quelques moments de silence, Petchorin me dit: Maxime! ne la rappelons-nous pas à la vie? certainement que si! lui répondis-je, et nous laissâmes aller nos chevaux à toute bride. Aux portes de la forteresse une grande foule nous attendait. Nous portâmes prudemment la blessée chez Petchorin et fîmes appeler le médecin. Il était presque ivre, mais il vint cependant, regarda la blessure et déclara que Béla ne vivrait pas plus d’un jour. Il se trompait:
– Elle revint donc à la santé? dis-je au capitaine, en lui prenant la main et presque joyeux malgré moi.
– Non! répondit-il: le médecin s’était trompé en ceci qu’elle vécut encore deux jours.
– Mais expliquez-moi de quelle manière Kazbitch avait pu l’enlever?
– Voici: malgré la défense de Petchorin, Béla était allée de la forteresse à la rivière; il faisait très chaud, comme vous savez, et elle s’était assise sur une pierre et lavait ses pieds dans l’eau. Kazbitch s’approcha d’elle furtivement, lui ferma soudain la bouche, la tira dans les arbres, l’enleva sur son cheval et s’enfuit. Elle, cependant, s’efforçait de crier; les sentinelles donnèrent l’alarme et nous arrivâmes à propos.
– Mais pourquoi Kazbitch voulait-il l’enlever?
– Vous savez que les Circassiens sont réputés pour un peuple de voleurs. Il suffit que quelque chose soit mal gardé pour qu’ils l’enlèvent, et quoiqu’un objet leur soit inutile ils le dérobent tout de même, et il faut en cela être indulgent pour eux. Mais cette fois il y avait en plus, que Béla plaisait beaucoup à Kazbitch.
– Et Béla mourut?
– Oui, elle mourut; mais elle souffrit beaucoup et nous épuisâmes en vain tous nos soins. Vers les dix heures du soir elle revint à elle; nous nous assîmes sur son lit. Dès qu’elle rouvrit les yeux, elle appela Petchorin:
– Je suis là près de toi, djanetzka! (ce qui signifie ma chère âme,) dit-il, en la prenant dans ses bras.
– Je mourrai! dit-elle.
Nous nous efforcions de la consoler en lui disant que le médecin avait promis de la sauver sûrement.
Elle agita sa tête mignonne et se tourna vers le mur. Elle ne voulait pas mourir. Pendant la nuit, elle eût le délire: sa tête brûlait; sur tout son corps courait parfois un tremblement fiévreux. Elle débitait des paroles incohérentes sur son père et son frère; elle soupirait après sa montagne, après sa maison. Puis elle parla aussi de Petchorin; elle lui donnait les noms les plus tendres ou bien lui reprochait d’avoir cessé d’aimer sa Djanetzka.
Lui l’écoutait en silence, la tête appuyée dans ses mains. Mais pendant tout ce temps je ne vis pas une seule larme couler de ses paupières. Était-ce qu’il ne pouvait pleurer? ou se retenait-il? Je ne le sais. Pour moi je n’ai jamais rien vu de plus digne de pitié que cette scène.
Au matin, le délire disparut. À ce moment elle était étendue immobile, pâle, et si faible que c’était à peine si elle paraissait respirer. Puis il y eut du mieux, et elle se mit à parler; savez-vous de quoi? C’est une pensée qui ne pouvait venir qu’à une mourante: elle se désolait de ne pas avoir été élevée dans la religion chrétienne, parce que, disait-elle, dans l’autre monde, son âme ne se rencontrerait pas avec celle de Grégoire et une autre femme deviendrait sa compagne au paradis. Il me vint à l’idée de la baptiser avant qu’elle ne mourût et je le lui proposai. Elle me regarda avec irrésolution et ne put de longtemps proférer une parole… Elle me répondit enfin qu’elle mourrait dans la croyance où elle était née. C’est ainsi que s’écoula la journée. Comme elle avait changé, en un seul jour! Ses joues pâles s’étaient creusées; ses yeux avaient grandi, grandi; ses lèvres brûlaient; elle ressentait une chaleur intérieure comme si, dans son sein, elle avait eu un fer rouge!
La seconde nuit vint; nous ne fermâmes pas les yeux et ne quittâmes pas son chevet. Elle souffrait horriblement, elle gémissait, et dès que la douleur lui laissait un peu de répit, elle s’efforçait de persuader à Grégoire qu’il devait lui faire plaisir en allant prendre un peu de repos. Elle embrassait ses mains et les touchait sans cesse avec les siennes. Avant le matin, elle ressentit les premières atteintes de la mort, elle s’agita, arracha son bandage et le sang coula de nouveau. Lorsqu’on eut pansé sa plaie, elle se calma un moment, puis demanda Petchorin, afin de l’embrasser encore. Il se mit à genoux à côté du lit, leva la tête de Béla de dessus l’oreiller, et colla sa bouche sur ses lèvres froides; elle entoura fortement son cou de ses bras tremblants, comme si elle voulait lui donner son âme dans un baiser. Oui! elle fit bien de mourir! car que serait-elle devenue si Grégoire l’avait abandonnée? et tôt ou tard, cela serait arrivé!
Pendant la moitié du jour suivant, elle fut calme, silencieuse et docile, quoique le médecin augmentât ses souffrances avec ses cataplasmes et ses pansements.
– Permettez! vous disiez vous-même qu’elle devait certainement mourir; pourquoi alors tous ces remèdes?
– C’était, répondit Maxime, pour tranquilliser notre conscience.
– Elle est jolie la conscience!
Dans l’après-midi, elle commença à éprouver une soif ardente; nous ouvrîmes la fenêtre, mais dehors, il faisait encore plus chaud que dans la chambre. Nous plaçâmes de la glace près du lit: rien ne la soulageait. Je savais que cette soif est intolérable, et qu’elle est le signe précurseur de l’agonie. Je le dis à Petchorin:
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