Malgré l’égoïsme dont il était cuirassé, Urbain fut ému un moment par l’explosion de cette passion exaltée. Mais, dit-il, en pressant dans ses mains celles d’Olivier, c’est absurde de rester ici, encore une fois, songes-y, c’est perpétuer ton chagrin.
– Mais je ne veux pas oublier, encore une fois! s’écria Olivier. Comprends donc cela, je veux me souvenir, et longtemps, et toujours.
– Alors, si tu te décides à rester ici, c’est moi qui m’en irai, reprit Urbain.
– Je te gêne donc, pourquoi veux-tu t’en aller?
– Parce que je ne veux pas rester avec toi. Cette malheureuse affaire va fournir des cancans sur mon compte pendant six mois. Lazare et ses amis ne m’aiment guère. Je les crois jaloux de moi, parce que j’ai eu plus de chance qu’eux. Lazare m’a déjà fait une scène terrible ce matin. Si tu restais avec moi, comme ils savent que tu as un peu d’argent, ils diront et feront redire que je t’exploite après t’avoir trompé. Je ne veux pas. J’en ai assez de ces amitiés-là. D’ailleurs, malgré toi, tu finirais par penser comme eux.
– Je leur dirai qu’ils se trompent, reprit Olivier, qui tremblait à la seule idée de voir Urbain le laisser seul; ne t’en va pas. Qu’est-ce que cela te fait de rester? Je ne t’en veux pas, moi, ajouta-t-il en prenant les mains d’Urbain. Reste, nous parlerons de Marie, je te dirai les choses qu’elle me disait. Je n’ai pas pu tout te dire encore… car elle m’aimait bien, va. Toi aussi, tu me raconteras ce qu’elle te disait, et tu verras que ce n’étaient plus les mêmes choses qu’à moi. Ah! je serais trop malheureux tout seul. Je n’avais au monde qu’elle et toi.
– C’est bien, dit Urbain. Puisque tu le veux, je resterai.
– Ah! merci! fit Olivier. Et il força le peintre à venir dîner avec lui.
Ils allèrent dans un restaurant du quartier latin, où ils firent un robuste repas largement arrosé. Olivier, qui n’avait presque rien pris depuis trois jours, mangea non pas comme un amant désolé, mais comme un portefaix mis à la diète. Quant à Urbain, qui, dans l’état normal, avait toujours l’appétit d’un moine à la fin du carême, il mangea de façon à se faire faire des compliments par Gargantua. Seulement lorsqu’on apporta la carte, qui montait à une quinzaine de francs, il poussa un cri terrible, et recommença plusieurs fois l’addition, ne pouvant jamais croire qu’il fût possible d’atteindre ce chiffre fabuleux pour un seul repas.
Les deux amis quittèrent la table dans la position de gens qui se sont attardés avec les bouteilles.
En mettant le pied dans la rue, bien qu’il fût soigneusement enveloppé dans son manteau, Olivier se plaignit du froid; Urbain le sentait en effet frissonner sous son bras, et de temps en temps il entendait claquer ses dents:
– Es-tu malade? demanda le peintre; il faudrait rentrer et te coucher.
– Non, non, dit Olivier… pas encore… je voudrais que tu vinsses avec moi.
– Où cela? fit Urbain.
– C’est un peu loin, dit Olivier, mais il fait beau temps, cela nous promènera.
– Allons où tu voudras.
Et il se laissa guider par le poète, qui le mena jusqu’à la barrière de l’étoile.
– Mais, demanda Urbain étonné, quand ils furent au bout des Champs-Élysées, où diable me mènes-tu, chez qui allons-nous, si loin, à la campagne?
– Tu vas voir; nous arrivons, ce n’est plus bien loin, murmurait Olivier, qui tremblait de plus en plus.
En ce moment ils avaient laissé l’arc de triomphe derrière eux, et s’engageaient dans l’avenue de Saint-Cloud, qui conduit au bois de Boulogne. La neige glacée criait sous leurs pas, et un vent glacial courait des bordées dans ces lieux déserts et dégarnis de maisons.
– Ah! ça, dit Urbain un peu inquiet, où allons-nous, encore une fois? Nous allons nous faire égorger par ici; chez qui me mènes-tu?… je ne vois pas de maison…
Et le peintre s’arrêta un instant, comme s’il hésitait à aller plus loin.
Ils étaient alors dans une espèce de rond-point où viennent aboutir l’avenue de Saint-Cloud, celles de Passy, de Chaillot et deux ou trois autres routes. Au milieu de ce rond-point se trouve une petite fontaine entourée d’un grillage circulaire en bois, et en face, une habitation de fantaisie, moitié renaissance et moitié gothique.
– Est-ce que c’est là que nous allons? dit Urbain, en montrant la maison, dont la lune éclairait tous les détails: Qui diable peut loger dans ce joujou? N’importe, entrons, j’ai hâte de voir du feu, il me semble que je nage dans la Bérézina.
– Je ne connais personne dans cette maison, fit Olivier tranquillement.
– Mais alors, fit Urbain impatienté, où me mènes-tu? il n’y a point d’autres maisons. Cette fois je ne vais pas plus loin.
– C’est inutile, dit Olivier, nous sommes arrivés.
– Arrivés… où?
– À la fontaine, dit le poète, tu vas l’entendre chanter…
– Sacrebleu! dit Urbain, te moques-tu de moi? Me faire faire deux lieues, à dix heures du soir, pour me montrer une fontaine gelée, au risque de me faire assassiner avec toi!…
– C’est ici que je venais avec Marie, dit doucement Olivier, dans les beaux jours. Et, étendant sa main vers un immense espace, il ajouta: Voilà les champs et les arbres! Vois-tu, dit-il à Urbain, j’ai regardé de cette place de très beaux soleils couchants; le ciel était en feu derrière le calvaire, on eût dit une copie de Marilhat. Souvent nous allions jusqu’au bois de Boulogne en prenant par ce chemin bordé d’une haie; il y a aussi des acacias blancs, le chemin était tout blanc de fleurs tombées des arbres. C’était pendant l’été alors, maintenant c’est la neige qui blanchit le chemin. Ma pauvre plaine! Je l’ai vue si gaie au mois d’août dernier, il n’y a pas très longtemps, tu vois. C’était un dimanche, un jour de fête aux environs, j’étais couché dans l’herbe, près de ces peupliers, les blés venaient d’être fauchés, on entendait les cigales, et au loin les tambours et les violons de la fête, la fontaine coulait en chantant, et de bonnes odeurs couraient dans l’air comme des fumées d’encens. Marie est venue par ce chemin où il y a un grand noyer, je l’ai aperçue de loin; elle avait une robe blanche et une ombrelle bleue, et son voile flottait au vent; quand elle est arrivée, ses cheveux étaient défaits, elle avait déchiré sa robe aux buissons. Nous sommes restés ensemble jusqu’au soir. Ah! la belle journée! J’ai été bien heureux ce jour-là. Pourquoi me l’as-tu prise? acheva Olivier, qui, pendant ses ressouvenirs, avait oublié Urbain et le trouvait tout à coup devant lui. Non, reprit-il aussitôt, ne te fâche pas, ne parlons plus de cela… Je ne veux me rappeler du passé que les bonnes choses. J’ai voulu revoir cet endroit. C’est bien triste, c’est comme un linceul, les cigales sont mortes et la fontaine est gelée. Mais c’est égal… je suis content d’être venu. Maintenant nous nous en irons si tu veux.
– Si tu veux est joli, pensa Urbain, qui n’eut cependant pas le courage de railler tout haut.
Ils rentrèrent chez eux fort tard. Le tremblement d’Olivier avait redoublé. Urbain fit grand feu dans la cheminée, et comme son ami ne parvenait pas à se réchauffer, le peintre lui proposa de prendre un peu de punch chaud.
– Ah! oui, dit Olivier… oui, je veux bien. Fais vite! Comme cela je dormirai cette nuit, ajouta-t-il, pendant qu’Urbain était allé chercher de l’eau-de-vie.
Ainsi qu’il l’avait espéré, Olivier dormit cette nuit-là. Mais le lendemain il se réveillait avec une fièvre cérébrale. Urbain, effrayé, alla chez le père d’Olivier, qui le reçut très froidement et se borna à lui donner l’adresse de son médecin. Urbain y courut aussitôt, et, l’ayant heureusement trouvé, le ramena auprès d’Olivier. Le médecin fit un mauvais signe de tête, écrivit une prescription, ordonna les plus grands soins, et alla redire au père d’Olivier que son fils était en péril. Laissez-moi son adresse, dit le père au médecin; j’irai le voir. Il se mit en route en effet, mais à moitié du chemin il revint sur ses pas, et envoya seulement savoir de ses nouvelles par la bonne.
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