Lazare, robuste gaillard, taillé en hercule, s’était fait déchargeur à la halle au beurre, afin de gagner quelque argent pour procurer aux membres d’une société d’artistes dont il faisait partie – la société des Buveurs d’eau. (Voir les Scènes de la Bohème) - les moyens de travailler pour la prochaine exposition. Seulement, comme il n’avait pas de médaille, il travaillait en remplaçant, quand un des forts du marché était malade. On l’appelait Barbiche, à cause d’un bouquet de poils roux qui lui cachait le menton. Olivier l’avait rencontré plusieurs fois à l’atelier de son ami Urbain, qu’on n’avait pas voulu admettre dans la société dont Lazare était le président.
À six heures du matin Lazare fit monter Olivier dans un fiacre et le reconduisit à l’adresse d’Urbain, que le poète avait su lui indiquer au milieu de son ivresse.
En rentrant dans la chambre où Lazare l’avait accompagné, car il n’était pas en état de se soutenir lui-même, Olivier, abruti par l’ivresse, tomba sur le lit comme une masse inerte, et cette fois s’endormit profondément.
– Hélas! murmurait Lazare en fermant les rideaux, moi aussi j’ai eu ma Marie, et mon cœur, si pétrifié qu’il soit, garde encore la trace des clous qui l’ont crucifié… Ah bah! ajouta-t-il en faisant claquer ses doigts, tout ça, c’est l’histoire ancienne d’un beau temps tombé dans le puits. Et après cette oraison funèbre et philosophique de sa jeunesse, Lazare sortit de la chambre. Trouvant la clef sur la porte de l’atelier d’Urbain, il y entra.
– Qu’est-ce qui t’amène si matin, dit le peintre à moitié endormi en voyant Lazare? Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau?
– Non, répondit Lazare brutalement, les mauvais temps ne sont pas devenus meilleurs, ni toi non plus. Et, sans laisser à Urbain le temps de l’interrompre, il ajouta: Je connais ton histoire avec Olivier et Marie, ça ne m’étonne pas de ta part, tu as une triste et incorrigible nature.
– Qui est-ce qui t’a dit?… fit Urbain.
– C’est Olivier, ou plutôt c’est son ivresse, répondit Lazare, et il raconta à Urbain sa rencontre nocturne avec le poète.
Comme Urbain cherchait à s’excuser à propos de l’aventure avec Marie, Lazare lui ferma la bouche par cette rude sortie:
– Mon cher, lui dit-il, je ne suis pas un puritain. Je ne mourrai pas d’une indigestion de vertu, mais il y a des choses qui me soulèvent le cœur. Bien que j’y sois personnellement étranger, il y a des actes qui m’indignent jusqu’à la colère, et me donnent des envies de me laver les mains si elles ont touché la main de ceux qui les ont commis. Ton cas est du nombre.
– Mais au moins, interrompit Urbain, laisse-moi me justifier; tu ne sais pas comment les choses se sont passées.
– Si tu avais pour toi l’excuse d’une passion sincère, j’aurais pu, jusqu’à un certain point, comprendre que dans un moment d’oubli, d’exaltation, tu aies pu tenter d’enlever Marie à Olivier; mais la lui prendre chez toi, en abusant de l’hospitalité que tu lui avais offerte, pour satisfaire une méchante fantaisie, c’est là un acte qui ne peut pas se justifier. Ça s’appelle lâcheté dans toutes les langues d’honnêtes gens. Si tu m’avais joué un tour semblable, je t’aurais simplement cassé les reins avec la première chose venue: voilà mon opinion. Maintenant, ça ne m’étonne pas qu’Olivier ait passé là-dessus aussi tranquillement: c’est une de ces natures faibles et pacifiques qui n’ont ni haine, ni colère, ni aucun des sentiments virils de résistance à l’oppression, des élégies et non des hommes. Je l’ai trouvé cette nuit sur le carreau de la halle, pleurant comme une fontaine, c’était pitoyable. J’ai cautérisé son désespoir avec l’ivresse. Il dort maintenant, mais quand il va se réveiller, ça sera pis. Je suis venu pour te prévenir et te dire de le surveiller; j’ai peur qu’il ne fasse un mauvais coup.
– Il a déjà essayé, mais il s’est manqué, dit Urbain.
– J’ignorais cela, reprit Lazare… il s’est manqué, tant pis. Si la mort n’en a pas voulu, c’est que le malheur a des vues sur lui. Il est mûr de bonne heure.
– Marie aussi a tenté le suicide, fit Urbain, que le dur langage de Lazare pénétrait malgré lui, mais elle s’est manquée aussi.
– Qu’est-ce que tu aurais fait entre ces deux tombes-là? dit Lazare en regardant Urbain en face.
– Qui sait? répondit celui-ci; j’aurais creusé la mienne, peut-être.
– Ceci est un mot de mélodrame, fit Lazare avec ironie. Ta mauvaise nature n’a pas même la franchise, qui est la vertu de certains vices. Ce n’est pas toi qu’un remords empêcherait de digérer la vie. Allons donc! Entre ces deux tombes de deux êtres morts pour toi, tu aurais roulé ton lit chaud de nouvelles amours. À la bonne heure, dis-moi cela, et je te croirai. Maintenant, bonjour, je n’ai plus rien à te dire. Et Lazare sortit sans tendre sa main à celle que lui offrait Urbain.
– Ah bah! fit celui-ci, quand il se trouva seul, il est toujours le même, celui-là. Et il se rendormit tranquillement pour ne se lever qu’à deux heures de l’après-midi.
Olivier dormit toute la journée et s’éveilla seulement le soir. D’abord il ne put se rendre un compte bien exact de ce qui était arrivé. Peu à peu cependant les souvenirs lui revinrent; il se rappela son horrible nuit d’angoisses, sa rencontre avec Lazare, et le moyen employé par celui-ci pour le faire oublier; Olivier se leva, la tête encore lourde, et alla trouver Urbain, qui s’apprêtait à venir chez lui.
– Où vas-tu? lui demanda-t-il.
– Il est six heures, c’est l’ angelus de l’appétit; je vais dîner, répondit le peintre.
– Où cela?
– Par là, à droite ou à gauche; je te le dirai en revenant. À propos, tu as vu Lazare?
– Oui, en effet, répondit Olivier, je l’ai rencontré à la halle cette nuit.
– Qu’est-ce que tu allais faire à la halle cette nuit?
– Je ne sais pas. J’étais sorti parce que je me trouvais malade… Je ne pouvais pas dormir dans cette chambre… Tu comprends… malgré moi. Je pensais…
– Oui, je comprends en effet, dit Urbain. C’est pourquoi je te répéterai encore qu’il faut cesser de nous voir, pour ton repos, pour le mien. Nous avons à oublier l’un et l’autre, et ce n’est point en demeurant ensemble que nous pourrions y parvenir. Séparons-nous. Va-t’en!
– Mais où veux-tu que j’aille? répondit Olivier avec une vivacité croissante.
– C’est dans cette chambre que Marie a vécu avec moi pendant une semaine. En y restant, tu te rappelleras toujours que Marie a été ma maîtresse, continua Urbain.
– Je le sais bien, s’écria Olivier, mais n’importe, je veux rester dans cette chambre, toute peuplée de souvenirs. Je la préfère à une autre dont les murs seraient muets et ne me comprendraient pas, quand je parlerai d’elle. Si cette chambre t’ennuie, tu n’y viendras pas, toi, ce ne sera pas difficile de n’y pas venir… Oh! l’isolement! la solitude… Mais je deviendrais fou, et la folie, c’est l’oubli. Elle a été ta maîtresse, c’est vrai… Mais quand cela est arrivé, elle avait perdu la tête. Son cœur dormait quand elle m’a trompé; tu sais bien ce qu’elle écrivait: «Je n’ai pas eu le temps de vous aimer, parce que je n’avais pas eu le temps d’oublier Olivier;» et puis elle a voulu mourir pour moi… Qu’est-ce que cela me fait; une infidélité? elle a été ta maîtresse huit jours, mais auparavant, pendant les dix-huit mois que je l’ai aimée, elle était bien la femme de son mari. Ah! vois-tu, la jalousie ne sert à rien, quand elle ne tue pas l’amour; et le plus souvent c’est une blessure qui le rend éternel. Ah! ma pauvre Marie… Non, Urbain, je ne m’en irai pas, je resterai dans cette chambre.
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