– Voyez donc! dit la cabaretière à demi-voix, ces messieurs, si on ne les avertissait pas, ils vous mangeraient des poulets un jour maigre, et, pour un mauvais morceau de lard qu’ils trouveront dans la soupe d’une pauvre femme, ils feront un bruit à vous faire tourner le sang.
Cela dit, elle s’occupa de préparer ses œufs, et le moine se remit à lire son bréviaire.
– Ave, Maria ! ma sœur, dit un autre moine en entrant dans le cabaret, au moment où dame Marguerite tenait la queue de sa poêle et s’apprêtait à retourner une volumineuse omelette.
Le nouveau venu était un beau vieillard à barbe grise, grand, fort et replet; il avait la figure très enluminée; mais ce qui attirait d’abord la vue, c’était un énorme emplâtre qui lui cachait un œil et lui couvrait la moitié de la joue. Il parlait français facilement, mais on distinguait dans son langage un léger accent étranger.
Au moment où il entra, le jeune moine baissa encore davantage son capuchon, de manière à ne pouvoir pas être vu; et ce qui surprit plus encore dame Marguerite, c’est que le moine survenant, qui avait son capuchon levé à cause de la chaleur, se hâta de le baisser aussitôt qu’il eut aperçu son confrère en religion.
– Ma foi! mon père, dit la cabaretière, vous arrivez à propos pour dîner; vous n’attendrez pas, et vous allez vous trouver en pays de connaissance.
Puis s’adressant au jeune moine:
– N’est-ce pas, mon révérend, que vous êtes enchanté de dîner avec sa révérence que voilà? L’odeur de mon omelette vient de l’attirer. Dame, aussi, c’est que je n’y épargne pas le beurre!
Le jeune moine répondit avec timidité et en balbutiant:
– Je craindrais de gêner monsieur.
Le vieux moine dit de son côté, en baissant fort la tête:
– Je suis un pauvre moine alsacien… Je parle mal français… et je crains que ma compagnie ne soit pas agréable à mon confrère.
– Allons donc! dit dame Marguerite, vous feriez des façons? Entre moines, et moines du même ordre, il ne doit y avoir qu’une seule table et un seul lit.
Et, prenant un escabeau, elle le plaça auprès de la table, précisément en face du jeune moine. Le vieux s’y assit de côté, évidemment fort empêché de sa personne; il semblait combattu entre le désir de dîner et une certaine répugnance à se trouver face à face avec un confrère. L’omelette fut servie.
– Allons, mes pères, dépêchez bien vite votre bénédicité, et ensuite vous me direz si mon omelette est bonne.
À ce mot de bénédicité, les deux moines parurent encore plus mal à leur aise. Le plus jeune dit au plus vieux:
– C’est à vous à le dire; vous êtes mon ancien, et cet honneur vous est du.
– Non, pas du tout. Vous étiez ici avant moi, c’est à vous à le dire.
– Non; je vous en prie.
– Je ne le ferai pas certainement.
– Il le faut absolument.
– Vous allez voir, dit dame Marguerite, qu’ils laisseront refroidir mon omelette. A-t-on jamais vu deux franciscains aussi cérémonieux? Que le plus vieux dise le bénédicité, et le plus jeune dira les grâces.
– Je ne sais dire le bénédicité que dans ma langue, dit le vieux moine.
Le jeune parut surpris, et jeta un coup d’œil à la dérobée sur son compagnon. Cependant ce dernier, joignant les mains d’une façon fort dévote, commença à marmotter sous son capuchon quelques paroles que personne n’entendit. Puis il se rassit, et en moins de rien, sans dire une parole, il eut englouti les trois quarts de l’omelette et vidé la bouteille placée en face de lui. Son compagnon, le nez sur son assiette, n’ouvrit la bouche que pour manger. L’omelette achevée, il se leva, joignit les mains, et prononça fort vite et en bredouillant quelques mots latins dont les derniers étaient: Et beata viscera virginis Mariæ . Ce furent les seuls que Marguerite entendit.
– Quelles drôles de grâces, révérence parler, nous dites-vous là, mon père! Il me semble que ce n’est pas comme celles que dit notre curé.
– Ce sont les grâces de notre couvent, dit le jeune franciscain.
– Le bateau va-t-il bientôt venir? demanda l’autre moine.
– Patience! Il s’en faut qu’il soit près d’arriver, répondit dame Marguerite.
Le jeune frère parut contrarié, du moins à en juger par un mouvement de tête qu’il fit. Cependant, il ne hasarda pas la moindre observation; et, prenant son bréviaire, il se mit à lire avec un redoublement d’attention.
De son côté, l’Alsacien, tournant le dos à son compagnon, faisait rouler les grains de son chapelet entre son index et son pouce, tandis qu’il remuait les lèvres, sans qu’il en sortît le moindre son.
– Voici les deux plus étranges moines que j’aie jamais vus, et les plus silencieux, pensa dame Marguerite, en se plaçant à côté de son rouet, qu’elle mit bientôt en mouvement.
Depuis un quart d’heure le silence n’avait été interrompu que par le bruit du rouet, lorsque quatre hommes armés et de fort mauvaise mine entrèrent dans l’auberge. Ils touchèrent légèrement le bord de leur chapeau à la vue des deux moines, et l’un d’eux, saluant Marguerite du nom familier de «ma petite Margot», lui demanda du vin d’abord, et à dîner bien vite, «car, disait-il, la mousse m’est crue au gosier, faute de remuer les mâchoires.»
– Du vin, du vin! murmura dame Marguerite, voilà qui est bientôt dit, monsieur Bois-Dauphin. Mais est-ce vous qui payerez l’écot? Vous savez que Jérôme Crédit est mort; et d’ailleurs vous me devez, tant en vin qu’en dîners et soupers, plus de six écus, aussi vrai que je suis une honnête femme!
– Aussi vrai l’un que l’autre, répondit en riant Bois-Dauphin; c’est-à-dire que je ne vous dois que deux écus, la mère Margot, et pas un denier de plus (Il se servit d’un terme plus énergique).
– Ah! Jésus! Maria! peut-on dire?…
– Allons, allons, ne braillez pas, notre ancienne. Va pour six écus. Je te les payerai, Margoton, avec ce que nous dépenserons ici; car j’en ai du sonnant aujourd’hui, quoique nous ne gagnions guère au métier que nous faisons. Je ne sais ce que ces gredins-là font de leur argent.
– C’est bien possible qu’ils l’avalent, comme font les Allemands, dit un de ses camarades.
– Malepeste! s’écria Bois-Dauphin, il faut y regarder de près. Les bonnes pistoles sont, dans une carcasse hérétique, une bonne farce qu’il ne faut pas jeter aux chiens.
– Comme elle criait, la fille de ce ministre de ce matin! dit le troisième.
– Et le gros ministre! ajouta le dernier; comme j’ai ri! Il était si gros qu’il ne pouvait enfoncer dans l’eau.
– Vous avez donc bien travaillé ce matin? demanda Marguerite, qui revenait de la cave avec des bouteilles pleines.
– Comme cela, dit Bois-Dauphin. Hommes, femmes et petits enfants, c’est douze en tout que nous avons jetés à l’eau ou dans le feu. Mais le malheur, Margot, c’est qu’ils n’avaient ni sou ni maille; hormis la femme, qui avait quelques babioles, tout ce gibier-là ne valait pas les quatre fers d’un chien. Oui, mon père, continua-t-il en s’adressant au plus jeune des moines, nous avons bien gagné des indulgences, ce matin, en tuant ces chiens d’hérétiques, vos ennemis.
Le moine le regarda un instant, et se remit à lire; mais son bréviaire tremblait visiblement dans sa main gauche, et il serrait son poing droit comme un homme agité par une émotion concentrée.
– À propos d’indulgences, dit Bois-Dauphin en se tournant vers ses camarades, savez-vous que je voudrais bien en avoir une pour faire gras aujourd’hui? Je vois dans la basse-cour de dame Margot des poulets qui me tentent furieusement.
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