Une espèce de fatalité semblait protéger le destin de La Noue; déjà dans la troisième guerre civile, il avait été fait prisonnier, d’abord à Jarnac, puis à Moncontour, et toujours relâché sans rançon par le frère du roi [67], malgré les instances d’une partie de ses capitaines, qui le pressaient de sacrifier un homme trop dangereux pour être épargné, et trop honnête pour être séduit. Charles pensa que La Noue se souviendrait de sa clémence, et le chargea d’exhorter les Rochelois à la soumission. La Noue accepta, mais à condition que le roi n’exigerait rien de lui qui ne fût compatible avec son honneur. Il partit, accompagné d’un prêtre italien qui devait le surveiller.
D’abord il éprouva la mortification de s’apercevoir qu’on se défiait de lui. Il ne put être admis dans la Rochelle, mais on lui assigna pour lieu d’entrevue un petit village des environs. Ce fut à Tadon qu’il rencontra les députés de la Rochelle. Il les connaissait tous comme l’on connaît de vieux compagnons d’armes; mais à son aspect pas un seul ne lui tendit une main amie, pas un seul ne parut le reconnaître, il se nomma et exposa les propositions du roi. La substance de son discours était:
– Fiez-vous aux promesses du roi; la guerre civile est le pire des maux.
Le maire de la Rochelle répondit avec un sourire amer:
– Nous voyons bien un homme qui ressemble à La Noue, mais La Noue n’aurait pas proposé à ses frères de se soumettre à des assassins. La Noue aimait feu Mr l’Amiral, et il aurait voulu le venger plutôt que de traiter avec ses meurtriers. Non, vous n’êtes point La Noue!
Le malheureux ambassadeur, que ces reproches perçaient jusqu’à l’âme, rappela les services qu’il avait rendus à la cause des calvinistes, montra son bras mutilé, et protesta de son dévouement à sa religion. Peu à peu la méfiance des Rochelois se dissipa; leurs portes s’ouvrirent pour La Noue; ils lui montrèrent leurs ressources, et le pressèrent même de se mettre à leur tête. L’offre était bien tentante pour un vieux soldat. Le serment fait à Charles avait été prêté à une condition que l’on pouvait interpréter suivant sa conscience. La Noue espéra qu’en se mettant à la tête des Rochelois il serait plus à même de les ramener à des dispositions pacifiques; il crut qu’il pourrait en même temps concilier la fidélité jurée à son roi et celle qu’il devait à sa religion. Il se trompait.
Une armée royale vint attaquer la Rochelle. La Noue conduisait toutes les sorties, tuait bon nombre de catholiques; puis, rentré dans la ville, exhortait les habitants à faire la paix. Qu’arriva-t-il? Les catholiques criaient qu’il avait manqué de parole au roi: les protestants l’accusaient de les trahir.
Dans cette position, La Noue, abreuvé de dégoûts, cherchait à se faire tuer en s’exposant vingt fois par jour.
Les assiégés venaient de faire une sortie heureuse contre les ouvrages avancés de l’armée catholique. Ils avaient comblé plusieurs toises de tranchées, culbuté des gabions [68]et tué une centaine de soldats. Le détachement qui avait remporté cet avantage rentrait dans la ville par la porte de Tadon. D’abord marchait le capitaine Dietrich avec une compagnie d’arquebusiers, tous le visage échauffé, haletants et demandant à boire, marque certaine qu’ils ne s’étaient pas épargnés. Venait ensuite une grosse troupe de bourgeois, parmi lesquels on remarquait plusieurs femmes qui paraissaient avoir pris part au combat. Suivait une quarantaine de prisonniers, la plupart couverts de blessures et placés entre deux files de soldats qui avaient beaucoup de peine à les défendre de la fureur du peuple rassemblé sur leur passage. Environ vingt cavaliers formaient l’arrière-garde. La Noue, à qui Mergy servait d’aide de camp, marchait le dernier. Sa cuirasse avait été faussée par une balle, et son cheval était blessé en deux endroits. De sa main gauche il tenait encore un pistolet déchargé, et, au moyen d’un crochet qui sortait, au lieu de main, de son brassard droit, il gouvernait la bride de son cheval.
– Laissez passer les prisonniers, mes amis! s’écriait-il à tous moments. Soyez humains, bons Rochelois. Ils sont blessés, ils ne peuvent plus se défendre: ils ne sont plus ennemis.
Mais la canaille lui répondait par des vociférations sauvages: Au gibet, les papistes! à la potence! et vive La Noue!
Mergy et les cavaliers, en distribuant à propos quelques coups du bois de leurs lances, ajoutèrent à l’effet des recommandations généreuses de leur capitaine. Les prisonniers furent enfin conduits dans la prison de la ville et placés sous bonne garde dans un endroit où ils n’avaient rien à craindre des fureurs de la populace. Le détachement se dispersa, et La Noue, accompagné de quelques gentilshommes seulement, mit pied à terre devant l’hôtel de ville au moment où le maire en sortait, suivi de plusieurs bourgeois et d’un ministre âgé nommé Laplace.
– Eh bien! vaillant La Noue, dit le maire en lui tendant la main, vous venez de montrer à ces massacreurs que tous les braves ne sont pas morts avec Mr l’Amiral.
– L’affaire a tourné assez heureusement, Monsieur, répondit La Noue avec modestie. Nous n’avons eu que cinq morts et peu de blessés.
– Puisque vous conduisiez la sortie, monsieur de La Noue, reprit le maire, d’avance nous étions sûrs du succès.
– Eh! que ferait La Noue sans le secours de Dieu? s’écria aigrement le vieux ministre. C’est le Dieu fort qui a combattu pour nous aujourd’hui; il a écouté nos prières.
– C’est Dieu qui donne et qui ôte la victoire à son gré, dit La Noue d’une voix calme, et ce n’est que lui qu’il faut remercier des succès de la guerre.
Puis, se tournant vers le maire:
– Eh bien! Monsieur, le conseil a-t-il délibéré sur les nouvelles propositions de Sa Majesté.
– Oui, répondit le maire; nous venons de renvoyer le trompette à Monsieur en le priant de s’épargner la peine de nous adresser de nouvelles sommations. Dorénavant ce n’est qu’à coups d’arquebuse que nous y répondrons.
– Vous auriez dû faire pendre le trompette, observa le ministre; car n’est-il pas écrit: Quelques méchants garnements sont sortis du milieu de toi, qui ont voulu séduire les habitants de leur ville… Mais tu ne manqueras point de les faire mourir: ta main sera la première sur eux, et ensuite la main de tout un peuple .
La Noue soupira et leva les yeux au ciel sans répondre.
– Quoi! nous rendre! poursuivit le maire, nous rendre quand nos murailles sont encore debout, lorsque l’ennemi n’ose même les attaquer de près, tandis que tous les jours nous allons l’insulter dans ses tranchées! Croyez-moi, monsieur de La Noue, s’il n’y avait pas de soldats à la Rochelle, les femmes seules suffiraient pour repousser les écorcheurs de Paris.
– Monsieur, quand on est le plus fort, il faut parler avec ménagement de son ennemi, et quand on est le plus faible…
– Eh! qui vous dit que nous sommes les plus faibles? interrompit Laplace. Dieu ne combat-il pas pour nous? Et Gédéon avec trois cents Israélites n’était-il pas plus fort que toute l’armée des Madianites?
– Vous savez mieux que personne, monsieur le maire, combien les approvisionnements sont insuffisants. La poudre est rare, et j’ai été contraint de défendre aux arquebusiers de tirer de loin.
– Montgomery nous en enverra d’Angleterre, dit le maire.
– Le feu du ciel tombera sur les papistes, dit le ministre.
– Le pain enchérit tous les jours, monsieur le maire.
– Un jour ou l’autre nous verrons paraître la flotte anglaise, et alors l’abondance renaîtra dans la ville.
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