Puis, étendant le doigt vers l’horloge placée dans un des coins de la chambre:
– Vois, dit-elle; tu as encore un quart d’heure pour te repentir. Quand cette aiguille sera parvenue à ce point, ton sort sera décidé.
Elle parlait encore, quand un bruit sourd et semblable au frémissement de la foule qui s’agite autour d’un vaste incendie se fit entendre, d’abord confusément; puis il sembla croître avec rapidité; au bout de peu de minutes, on reconnaissait déjà dans le lointain le tintement des cloches et les détonations d’armes à feu.
– Quelles horreurs m’annoncez-vous? s’écria Mergy.
La comtesse s’était élancée vers la fenêtre, qu’elle avait ouverte.
Alors le bruit, que les vitres et les rideaux n’arrêtaient plus, arriva plus distinct. On croyait y démêler des cris de douleur et des hurlements de joie. Une fumée rougeâtre montait vers le ciel et s’élevait de toutes les parties de la ville aussi loin que la vue pouvait s’étendre. On eût dit un immense incendie, si une odeur de résine, qui ne pouvait être produite que par des milliers de torches allumées, n’eût aussitôt rempli la chambre. En même temps, la lueur d’une arquebusade qui semblait tirée dans la rue éclaira un moment les vitres d’une maison voisine.
– Le massacre est commencé! s’écria la comtesse en portant les mains à sa tête avec effroi.
– Quel massacre? Que voulez-vous dire?
– Cette nuit on égorge tous les huguenots; le roi l’a ordonné. Tous les catholiques ont pris les armes, et pas un seul hérétique ne doit être épargné. L’Église et la France sont sauvées; mais tu es perdu si tu n’abjures ta fausse croyance.
Mergy sentit une sueur froide qui se répandait sur tous ses membres. Il considérait d’un œil hagard Diane de Turgis, dont les traits exprimaient un mélange singulier d’angoisse et de triomphe. Le vacarme effroyable qui retentissait à ses oreilles et remplissait toute la ville, lui prouvait assez la vérité de l’affreuse nouvelle qu’elle venait de lui apprendre. Pendant quelques instants la comtesse demeura immobile, les yeux fixés sur lui sans parler; seulement, un doigt étendu vers la fenêtre, elle semblait vouloir s’en rapporter à l’imagination de Mergy, pour lui représenter les scènes sanglantes que laissaient deviner ces clameurs et cette illumination de cannibales. Par degrés, son expression se radoucit; la joie sauvage disparut, et la terreur resta. Enfin, tombant à genoux, et d’un ton de voix suppliant:
– Bernard! s’écria-t-elle, je t’en conjure, sauve ta vie, convertis-toi! Sauve ta vie, sauve la mienne qui en dépend!
Mergy lança sur elle un regard farouche, tandis qu’elle le suivait par la chambre, marchant sur les genoux et les bras étendus. Sans lui répondre un mot, il courut au fond de l’oratoire, où il se saisit de son épée qu’en entrant il avait posée sur un fauteuil.
– Malheureux! que veux-tu faire? s’écria la comtesse en courant à lui.
– Me défendre! On ne m’égorgera pas comme un mouton.
– Mille épées ne pourraient te sauver, insensé que tu es! Toute la ville est en armes. La garde du roi, les Suisses, les bourgeois et le peuple, tous prennent part au massacre, et il n’y a pas un huguenot qui n’ait en ce moment dix poignards sur sa poitrine. Il n’est qu’un seul moyen de t’arracher à la mort; fais-toi catholique.
Mergy était brave; mais, en songeant aux dangers que cette nuit semblait promettre, il sentit, pour un instant, une crainte lâche descendre au fond de son cœur; et même l’idée de se sauver en abjurant sa religion se présenta à son esprit avec la rapidité d’un éclair.
– Je réponds de ta vie si tu te fais catholique, dit Diane en joignant les mains.
– Si j’abjurais, pensa Mergy, je me mépriserais moi-même toute ma vie.
Cette pensée suffit pour lui rendre son courage, qui fut doublé par la honte d’avoir un instant faibli. Il enfonça son chapeau sur sa tête, boucla son ceinturon, et, ayant roulé son manteau autour de son bras gauche en guise de bouclier, il fit un pas vers la porte d’un air résolu.
– Où vas-tu, malheureux?
– Dans la rue. Je ne veux pas que vous ayez le regret de me voir égorger sous vos yeux et dans votre maison.
Il y avait dans sa voix quelque chose de si méprisant que la comtesse en fut accablée. Elle s’était placée au-devant de lui. Il la repoussa, et durement. Mais elle saisit un pan de son pourpoint, et elle se traînait à genoux après lui.
– Laissez-moi! s’écria-t-il. Voulez-vous me livrer vous-même aux poignards des assassins! La maîtresse d’un huguenot peut racheter ses péchés en offrant à son Dieu le sang de son amant.
– Arrête, Bernard, je t’en supplie! ce n’est que ton salut que je veux. Vis pour moi, cher ange! Sauve-toi, au nom de notre amour!… Consens à prononcer un seul mot, et, je le jure, tu seras sauvé.
– Qui? moi, prendre une religion d’assassins et de bandits! Saints martyrs de l’Évangile, je vais vous rejoindre!
Et il se dégagea si impétueusement que la comtesse tomba rudement sur le parquet. Il allait ouvrir la porte pour sortir, quand Diane, se relevant avec l’agilité d’une jeune tigresse, s’élança sur lui, et le serra dans ses bras d’une étreinte plus forte que celle d’un homme robuste.
– Bernard! s’écria-t-elle hors d’elle-même et les larmes aux yeux, je t’aime mieux ainsi que si tu te faisais catholique!
Et, l’entraînant sur le lit de repos, elle s’y laissa tomber avec lui, en le couvrant de baisers et de larmes.
– Reste ici, mon seul amour; reste avec moi, mon brave Bernard, disait-elle en le serrant et l’enveloppant de son corps comme un serpent qui se roule autour de sa proie. Ils ne viendront pas te chercher ici, jusque dans mes bras; et il faudra me tuer pour parvenir jusqu’à ton sein. Pardonne-moi, cher amour; je n’ai pu t’avertir plus tôt du danger qui te menaçait. J’étais liée par un serment terrible. Mais je te sauverai, ou je périrai avec toi.
En ce moment, on frappa rudement à la porte de la rue. La comtesse poussa un cri perçant, et Mergy s’étant dégagé de son étreinte, sans quitter son manteau roulé autour de son bras gauche, se sentit alors si fort et si résolu, qu’il n’eût pas hésité à se jeter tête baissée au milieu de cent massacreurs, s’ils se fussent présentés à lui.
Dans presque toutes les maisons de Paris, il y avait à la porte d’entrée une petite ouverture carrée, avec un grillage de fer très serré, de manière que les habitants de la maison pussent par avance reconnaître s’il y aurait sûreté pour eux à ouvrir. Souvent même des portes massives en chêne, garnies de gros clous et de bandes de fer, ne rassuraient pas encore les gens précautionnés, et qui ne voulaient pas se rendre avant un siège en règle. Des meurtrières étroites étaient en conséquence ménagées des deux côtés de la porte, et de là, sans être aperçu, on pouvait tout à son aise canarder les assaillants.
Un vieil écuyer de confiance de la comtesse, ayant examiné par un semblable grillage la personne qui se présentait, et lui ayant fait subir un interrogatoire convenable, revint dire à sa maîtresse que le capitaine George de Mergy demandait instamment à être introduit. La crainte cessa et la porte s’ouvrit.
XXII – LE VINGT-QUATRE AOÛT
Après avoir quitté sa compagnie, le capitaine George courut à sa maison, espérant y trouver son frère; mais il l’avait déjà quittée après avoir dit aux domestiques qu’il s’absentait pour toute la nuit. George en avait conclu sans peine qu’il était chez la comtesse, et il s’était empressé de l’y chercher. Mais déjà le massacre avait commencé; le tumulte, la presse des assassins, et les chaînes tendues au milieu des rues l’arrêtaient à chaque pas. Il fut forcé de passer auprès du Louvre, et c’était là que le fanatisme déployait toutes ses fureurs. Un grand nombre de protestants habitaient ce quartier, envahi en ce moment par les bourgeois catholiques et les soldats des gardes, le fer et la flamme à la main. Là, selon l’expression énergique d’un écrivain contemporain, le sang courait de tous côtés cherchant la rivière , et l’on ne pouvait traverser les rues sans courir le risque d’être écrasé à tout moment par les cadavres que l’on précipitait des fenêtres.
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