– Bon! mais faites-lui dire quelques mots un peu plus remarquables. Elle vient de faire empoisonner Jeanne d’Albret, au moins le bruit en a couru, et cela doit paraître.
– Point du tout; car, si cela paraissait, où serait cette dissimulation si célèbre? Ce jour-là, d’ailleurs, j’en suis bien informé, elle ne parla d’autre chose que du temps.
– Et Henri IV? et Marguerite de Navarre? Montrez-nous Henri, brave, galant, bon surtout; Marguerite glissant un billet doux dans la main d’un page, pendant que Henri, de son côté, serre la main d’une des dames d’honneur de Catherine.
– Pour Henri IV, personne ne devinerait dans ce petit garçon étourdi le héros et le futur roi de France. Il a déjà oublié sa mère, morte depuis quinze jours seulement. Il ne parle qu’à un piqueur [46], engagé dans une dissertation à perte de vue sur les fumées du cerf que l’on va lancer. Je vous en fais grâce, surtout si, comme je l’espère, vous n’êtes pas chasseur.
– Et Marguerite?
– Elle était un peu indisposée, et gardait la chambre.
– Bonne manière de s’en débarrasser. Et le duc d’Anjou? et le prince de Condé? et le duc de Guise? et Tavannes, Retz, La Rochefoucauld, Téligny? et Thoré? et Méra? et tant d’autres?
– Ma foi, vous les connaissez mieux que moi. Je vais vous parler de mon ami Mergy.
– Ah! je m’aperçois que je ne trouverai pas dans votre roman ce que j’y cherchais.
– Je le crains.
La cour était au château de Madrid. La reine mère, entourée de ses dames, attendait dans sa chambre que le roi vînt déjeuner avec elle avant de monter à cheval; et le roi, suivi des princes, traversait lentement une galerie où se tenaient tous les hommes qui devaient l’accompagner à la chasse. Il écoutait avec distraction les phrases que lui adressaient les courtisans, et leur répondait souvent avec brusquerie. Quand il passa devant les deux frères, le capitaine fléchit le genou, et présenta le nouveau cornette. Mergy, s’inclinant profondément, remercia Sa Majesté de l’honneur qu’il venait d’en recevoir avant de l’avoir mérité.
– Ah! c’est vous dont mon père l’Amiral m’a parlé? Vous êtes le frère du capitaine George?
– Oui, sire.
– Êtes-vous catholique ou huguenot?
– Sire, je suis protestant.
– Ce que j’en dis, ce n’est que par curiosité; car le diable m’emporte si je me soucie de la religion de ceux qui me servent bien.
Le roi, après ces paroles mémorables, entra chez la reine.
Quelques moments après, un essaim de femmes se répandit dans la galerie, et semblait envoyé pour faire prendre patience aux cavaliers. Je ne parlerai que d’une seule des beautés de cette cour si fertile en beautés: je veux dire de la comtesse de Turgis, qui joue un grand rôle dans cette histoire. Elle portait un habillement d’amazone à la fois leste et galant, et elle n’avait pas encore mis son masque. Son teint, d’une blancheur éblouissante, mais uniformément pâle, faisait ressortir ses cheveux d’un noir de jais; ses sourcils bien arqués, en se touchant légèrement par l’extrémité, donnaient à sa physionomie un air de dureté ou plutôt d’orgueil, sans rien ôter à la grâce de l’ensemble de ses traits. On ne distinguait d’abord dans ses grands yeux bleus qu’une expression de fierté dédaigneuse; mais dans une conversation animée, on voyait bientôt sa pupille grandir et se dilater comme celle d’un chat; ses regards devenaient de feu, et il était difficile, même à un fat consommé, d’en soutenir quelque temps l’action magique.
– La comtesse de Turgis! Qu’elle est belle aujourd’hui! murmuraient les courtisans. Et chacun se pressait pour la mieux voir. Mergy, qui se trouva sur son passage, fut tellement frappé de sa beauté, qu’il resta immobile, et ne pensa à se ranger pour lui faire passage que lorsque les larges manches de soie de la comtesse touchèrent son pourpoint.
Elle remarqua son émotion, peut-être avec plaisir, et daigna fixer un instant ses beaux yeux sur ceux de Mergy, qui se baissèrent aussitôt, tandis que ses joues se couvraient d’une vive rougeur. La comtesse sourit, et en passant laissa tomber un de ses gants devant notre héros, qui, toujours immobile et hors de lui, ne pensa pas même à le ramasser. Aussitôt un jeune homme blond (ce n’était autre que Comminges), qui se trouvait derrière Mergy, le poussa rudement pour passer devant lui, se saisit du gant, et, après l’avoir baisé avec respect, le remit à madame de Turgis. Celle-ci, sans le remercier, se tourna vers Mergy, qu’elle regarda quelque temps, mais avec une expression de mépris foudroyante, puis remarquant auprès de lui le capitaine George:
– Capitaine, dit-elle très haut, dites-moi d’où nous vient ce grand dadais? Sûrement c’est quelque huguenot, à en juger par sa courtoisie.
Un éclat de rire général acheva de déconcerter le malheureux qui en était l’objet.
– C’est mon frère, Madame, répondit George un peu moins haut; il est à Paris depuis trois jours, et, sur mon honneur, il n’est pas plus gauche que n’était Lannoy avant que vous ne prissiez soin de le former.
La comtesse rougit un peu.
– Capitaine, voilà une méchante plaisanterie. Ne parlez pas mal des morts. Tenez, donnez-moi la main; j’ai à vous entretenir de la part d’une dame qui n’est pas trop contente de vous.
Le capitaine lui prit respectueusement la main, et la conduisit dans une embrasure de fenêtre éloignée; mais, en marchant, elle se retourna encore une fois pour regarder Mergy. Encore tout ébloui de l’apparition de la belle comtesse, qu’il brûlait de regarder, et sur laquelle il n’osait lever les yeux, Mergy se sentit frapper doucement sur l’épaule. Il se retourna, et vit le baron de Vaudreuil, qui, le prenant par la main, le conduisit à l’écart pour lui parler, disait-il, sans crainte d’être interrompu.
– Mon cher ami, dit le baron, vous êtes tout nouveau dans ce pays, et peut-être ne savez-vous pas encore comment vous y conduire?
Mergy le regarda d’un air étonné.
– Votre frère est occupé, et ne peut vous donner de conseils; si vous le permettez, je le remplacerai.
– Je ne sais, Monsieur, ce qui…
– Vous avez été gravement offensé, et, vous voyant dans cette altitude pensive, je ne doute pas que vous ne songiez aux moyens de vous venger.
– Me venger? et de qui? demanda Mergy, rougissant jusqu’au blanc des yeux.
– N’avez-vous pas été heurté rudement tout à l’heure par le petit Comminges! Toute la cour a vu l’affaire, et s’attend que vous allez la prendre fort à cœur.
– Mais, dit Mergy, dans une salle où il y a tant de monde, il n’est pas extraordinaire que quelqu’un m’ait poussé involontairement.
– Monsieur de Mergy, je n’ai pas l’honneur d’être fort connu de vous, mais votre frère est mon grand ami, et il peut vous dire que je pratique, autant qu’il m’est possible, le divin précepte de l’oubli des injures. Je ne voudrais pas vous embarquer dans une mauvaise querelle, mais en même temps je crois de mon devoir de vous dire que Comminges ne vous a pas poussé par mégarde. Il vous a poussé parce qu’il voulait vous faire affront; et, ne vous eût-il pas poussé, il vous a offensé cependant; car, en ramassant le gant de la Turgis, il a usurpé un droit qui vous appartenait. Le gant était à vos pieds, ergo [47]vous seul aviez le droit de le ramasser et de le rendre… Tenez, d’ailleurs, tournez-vous, vous verrez au bout de la galerie Comminges qui vous montre du doigt et se moque de vous.
Mergy, s’étant retourné, aperçut Comminges entouré de cinq ou six jeunes gens à qui il racontait en riant quelque chose qu’ils paraissaient écouter avec curiosité. Rien ne prouvait qu’il fût question de lui dans ce groupe; mais, sur la parole de son charitable conseiller, Mergy sentit une violente colère se glisser dans son cœur.
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