Brusquement, je dis à Joseph, sans un autre motif que la curiosité:
– Savez-vous, Joseph, qu’on a trouvé dans la forêt la petite Claire assassinée et violée?
Tout d’abord, Joseph ne peut réprimer un mouvement de surprise – est-ce bien de la surprise?… Si rapide, si furtif qu’ait été ce mouvement, il me semble qu’au nom de la petite Claire il a eu comme une étrange secousse, comme un frisson… Il se remet très vite.
– Oui, dit-il d’une voix ferme… je sais… On m’a conté ça, au pays, ce matin…
Il est maintenant indifférent et placide. Il frotte ses harnais avec un gros torchon noir, méthodiquement. J’admire la musculature de ses bras nus, l’harmonieuse et puissante souplesse de ses biceps… la blancheur de sa peau. Je ne vois pas ses yeux sous les paupières rabaissées, ses yeux obstinément fixés sur son ouvrage. Mais je vois sa bouche… toute sa bouche large… son énorme mâchoire de bête cruelle et sensuelle… Et j’ai comme une étreinte légère au cœur… Je lui demande encore:
– Sait-on qui a fait le coup?…
Joseph hausse les épaules… Moitié railleur, moitié sérieux, il répond:
– Quelques vagabonds, sans doute… quelques sales youpins…
Puis, après un court silence:
– Puuutt!… Vous verrez qu’on ne les pincera pas… Les magistrats, c’est tous des vendus.
Il replace sur leurs selles les harnais terminés, et désignant le portrait de Drumont, dans son apothéose de laurier-sauce, il ajoute:
– Si on avait celui-là?… Ah! malheur!
Je ne sais pourquoi, par exemple, je l’ai quitté, l’âme envahie par un singulier malaise…
Enfin, avec cette histoire, on va donc avoir de quoi parler et se distraire un peu…
Quelquefois, quand Madame est sortie et que je m’ennuie trop, je vais à la grille sur le chemin où M lleRose vient me retrouver… Toujours en observation, rien ne lui échappe de ce qui se passe chez nous, de ce qui y entre ou en sort. Elle est plus rouge, plus grasse, plus molle que jamais. Les lippes de sa bouche pendent davantage, son corsage ne parvient plus à contenir les houles déferlantes de ses seins… Et de plus en plus elle est hantée d’idées obscènes… Elle ne voit que ça, ne pense qu’à ça… ne vit que pour ça… Chaque fois que nous nous rencontrons, son premier regard est pour mon ventre, sa première parole pour me dire sur ce ton gras qu’elle a:
– Rappelez-vous ce que je vous ai recommandé… Dès que vous vous apercevrez de ça, allez tout de suite chez M meGouin… tout de suite.
C’est une véritable obsession, une manie… Un peu agacée, je réplique:
– Mais pourquoi voulez-vous que je m’aperçoive de ça?… Je ne connais personne ici.
– Ah! fait-elle… c’est si vite arrivé, un malheur… Un moment d’oubli… bien naturel… et ça y est… Des fois, on ne sait pas comment ça s’arrive … J’en ai bien vu, allez, qui étaient comme vous… sûres de ne rien avoir… et puis ça y était tout de même… Mais avec M meGouin on peut être tranquille… C’est une vraie bénédiction pour un pays qu’une femme aussi savante…
Et elle s’anime, hideuse, toute sa grosse chair soulevée de basse volupté.
– Autrefois, ici, ma chère petite, on ne rencontrait que des enfants… La ville était empoisonnée d’enfants… Une abomination!… Ça grouillait dans les rues, comme des poules dans une cour de ferme… ça piaillait sur le pas des portes… ça faisait un tapage!… On ne voyait que ça, quoi!… Eh bien, je ne sais si vous l’avez remarqué… aujourd’hui on n’en voit plus… il n’y en a presque plus…
Avec un sourire plus gluant, elle poursuit:
– Ce n’est pas que les filles s’amusent moins. Ah! bon Dieu, non… Au contraire… Vous ne sortez jamais le soir… mais si vous alliez vous promener, à neuf heures, sous les marronniers… vous verriez ça… Partout, sur les bancs, il y a des couples… qui s’embrassent, se caressent… C’est bien gentil… Ah! moi, vous savez, l’amour je trouve ça si mignon… Je comprends qu’on ne puisse pas vivre sans l’amour… Oui, mais c’est embêtant aussi d’avoir à ses trousses des chiées d’enfants… Eh bien, elles n’en ont pas… elles n’en ont plus… Et c’est à M meGouin qu’elles doivent ça… Un petit moment désagréable à passer… ce n’est pas, après tout, la mer à boire. À votre place, je n’hésiterais pas… Une jolie fille comme vous, si distinguée, et qui doit être si bien faite… un enfant, ce serait un meurtre…
– Rassurez-vous… Je n’ai pas envie d’en avoir…
– Oui… oui… personne n’a envie d’en avoir. Seulement… Dites donc?… Votre monsieur ne vous a jamais proposé la chose?…
– Mais non…
– C’est étonnant… car il est connu pour ça… Même, la matinée où il vous serrait de si près, dans le jardin?…
– Je vous assure…
Mamz’elle Rose hoche la tête:
– Vous ne voulez rien dire… vous vous méfiez de moi… c’est votre affaire. Seulement, on sait ce qu’on sait…
Elle m’impatiente, à la fin… Je lui crie:
– Ah! ça! Est-ce que vous vous imaginez que je couche avec tout le monde… avec des vieux dégoûtants?…
D’un ton froid, elle me répond:
– Hé! ma petite, ne prenez pas la mouche. Il y a des vieux qui valent des jeunes… C’est vrai que vos affaires ne me regardent point… Ce que j’en dis, moi, n’est-ce pas?…
Et elle conclut, d’une voix mauvaise, où le vinaigre a remplacé le miel:
– Après tout… ça se peut bien… Sans doute que votre M. Lanlaire aime mieux les fruits plus verts. Chacun son idée, ma petite…
Des paysans passent dans le chemin, et saluent mam’zelle Rose avec respect.
– Bonjour, mam’zelle Rose… Et le capitaine, il va toujours bien?…
– Il va bien, merci… Il tire du vin, tenez…
Des bourgeois passent dans le chemin, et saluent mam’zelle Rose avec respect.
– Bonjour, mam’zelle Rose… Et le capitaine?
– Toujours vaillant… Merci… Vous êtes bien honnêtes.
Le curé passe dans le chemin, d’un pas lent, dodelinant de la tête. À la vue de mam’zelle Rose, il salue, sourit, referme son bréviaire et s’arrête:
– Ah! c’est vous, ma chère enfant?… Et le capitaine?…
– Merci, monsieur le curé… ça va tout doucement… Le capitaine s’occupe à la cave…
– Tant mieux… tant mieux… J’espère qu’il a semé de belles fleurs… et que, l’année prochaine, à la Fête-Dieu, nous aurons encore un superbe reposoir?…
– Bien sûr… monsieur le curé…
– Toutes mes amitiés au capitaine, mon enfant…
– Et vous de même, monsieur le curé…
Et, en s’en allant, son bréviaire ouvert à nouveau:
– Au revoir… au revoir… Il ne faudrait dans une paroisse que des paroissiennes comme vous.
Et je rentre, un peu triste, un peu découragée, un peu haineuse, laissant cette abominable Rose jouir de son triomphe, saluée par tous, respectée de tous, grasse, heureuse, hideusement heureuse. Bientôt, je suis sûre que le curé la mettra dans une niche de son église, entre deux cierges, et nimbée d’or, comme une sainte…
25 octobre.
Un qui m’intrigue, c’est Joseph. Il a des allures vraiment mystérieuses et j’ignore ce qui se passe au fond de cette âme silencieuse et forcenée. Mais sûrement, il s’y passe quelque chose d’extraordinaire. Son regard, parfois, est lourd à supporter, tellement lourd que le mien se dérobe sous son intimidante fixité. Il a des façons de marcher lentes et glissées, qui me font peur. On dirait qu’il traîne rivé à ses chevilles un boulet, ou plutôt le souvenir d’un boulet… Est-ce le bagne qu’il rappelle ou le couvent?… Les deux, peut-être. Son dos aussi me fait peur et aussi son cou large, puissant, bruni par le hâle comme un vieux cuir, raidi de tendons qui se bandent comme des grelins. J’ai remarqué sur sa nuque un paquet de muscles durs, exagérément bombés, comme en ont les loups et les bêtes sauvages qui doivent porter, dans leurs gueules, des proies pesantes.
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