Fedor Dostoïevski - L’Idiot. Tome II
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Le prince resta longtemps silencieux. Il était atterré.
– Vous avez parlé d’une entrevue avec Nastasie Philippovna? balbutia-t-il enfin.
– Allons, se peut-il que vous ignoriez vraiment qu’il y aura aujourd’hui une entrevue entre Aglaé Ivanovna et Nastasie Philippovna? Grâce à mes démarches, cette dernière a été invitée par l’entremise de Rogojine et sur l’initiative d’Aglaé Ivanovna à venir exprès de Pétersbourg; elle se trouve en ce moment tout près de chez vous, en compagnie de Rogojine, dans la maison qu’elle habitait précédemment chez la même dame, Daria Aléxéïevna… une amie à elle, de réputation fort douteuse; c’est là, dans cette maison équivoque, qu’Aglaé Ivanovna se rendra aujourd’hui pour avoir un entretien amical avec Nastasie Philippovna et résoudre divers problèmes. Elles veulent parler arithmétique. Vous ne le saviez pas? Parole d’honneur?
– C’est invraisemblable!
– Tant mieux si c’est invraisemblable. Mais d’où le savez-vous? Cependant, dans un trou comme celui où nous vivons, une mouche ne peut voler sans que tout le monde en soit informé. Enfin je vous ai prévenu et vous pouvez m’en être reconnaissant. Allons, au revoir! dans l’autre monde probablement. Encore un mot: si j’ai agi bassement à votre égard, c’est que… je n’ai pas de raison de vous sacrifier mes intérêts. De grâce, convenez-en: pourquoi prendrais-je les vôtres? C’est à elle que j’ai dédié ma «confession» (vous ne le saviez pas?) Et avec quel empressement elle a accepté mon hommage! Hé! hé! Mais vis-à-vis d’elle, j’ai agi sans bassesse; je n’ai aucun tort à son endroit; c’est elle qui m’a fait honte et mis dans une situation fausse… D’ailleurs, même envers vous, je n’ai aucun tort; si je me suis permis vis-à-vis d’elle cette allusion aux «restes» et d’autres du même genre, en revanche je vous indique le jour, l’heure et le lieu du rendez-vous, je vous dévoile le dessous des cartes… Il va de soi que je le fais par dépit et non par grandeur d’âme. Adieu, je suis bavard comme un bègue ou comme un phtisique; ouvrez l’œil, prenez vos mesures et au plus vile, si vous êtes digne d’être appelé un homme. L’entrevue aura lieu ce soir, c’est certain.
Hippolyte se dirigea vers la porte, mais, rappelé par le prince, il s’arrêta sur le seuil.
– Ainsi, selon vous, Aglaé Ivanovna se rendra aujourd’hui en personne chez Nastasie Philippovna? demanda le prince. Des taches rouges coloraient ses joues et son front.
– Je ne le sais pas au juste, mais c’est probable, répondit Hippolyte en jetant un regard derrière lui. – D’ailleurs il n’en peut être autrement. Nastasie Philippovna n’ira pas chez elle, n’est-ce pas? L’entretien ne peut pas davantage avoir lieu chez les parents de Gania, où il y a un moribond. Que dites-vous du général?
– Tenez, rien que pour cette raison c’est impossible! objecta le prince. Comment sortirait-elle, à supposer qu’elle le veuille? Vous ne connaissez pas… les habitudes de cette maison. Elle ne peut aller seule chez Nastasie Philippovna; c’est une plaisanterie!
– Je vous dirai ceci, prince: personne ne saute par la fenêtre; mais en cas d’incendie le gentleman le plus correct et la dame la plus distinguée n’hésiteront pas à le faire. Si la nécessité s’en mêle, force sera à notre demoiselle d’en passer par là et de se rendre chez Nastasie Philippovna. Mais est-ce que, chez elles, on ne les laisse aller nulle part, vos demoiselles?
– Non, ce n’est pas ce que je veux dire…
– Eh bien! si ce n’est pas le cas, il lui suffira de descendre le perron et d’aller droit devant elle, dût-elle ne pas remettre les pieds à la maison. Il y a des circonstances où l’on brûle ses vaisseaux et où l’on s’interdit même le retour au foyer paternel; la vie ne se compose pas seulement de déjeuners, de dîners et de princes Stch…! Il me semble que vous prenez Aglaé Ivanovna pour une petite jeune fille ou pour une pensionnaire; je le lui ai dit et je crois qu’elle est de mon avis. Attendez sept ou huit heures… Si j’étais à votre place, je mettrais là-bas quelqu’un en faction pour savoir à une minute près le moment où elle quittera la maison. Vous pourriez au moins envoyer Kolia; il ferait volontiers l’espion, soyez-en convaincu, dans votre intérêt naturellement… tout cela est si relatif… Ha! ha!
Hippolyte sortit. Le prince n’avait aucune raison de charger qui que ce fût d’espionner pour son compte, même s’il avait été capable d’un pareil procédé. Il comprenait maintenant plus ou moins pourquoi Aglaé lui avait intimé l’ordre de rester chez lui; peut-être avait-elle l’intention de venir le chercher. Peut-être aussi voulait-elle le retenir à la maison justement pour qu’il ne tombât pas au milieu du rendez-vous… Ce pouvait bien être le cas. La tête lui tournait et il lui semblait voir toute la chambre danser autour de lui. Il s’étendit sur le divan et ferma les yeux.
D’une façon ou d’une autre, l’affaire prenait une tournure décisive, définitive. Non, il ne prenait pas Aglaé pour une petite jeune fille ni pour une pensionnaire. Il s’en rendait compte maintenant: il y avait longtemps déjà qu’il avait peur et c’était justement quelque chose de ce genre qu’il appréhendait. Mais pourquoi voulait-elle la voir? Un frisson lui passa par tout le corps; il était de nouveau tout en fièvre.
Non, il ne la considérait pas comme une enfant! Ces derniers temps, certaines de ses manières de voir, certaines de ses paroles l’avaient épouvanté. D’autres fois il lui avait semblé qu’elle faisait un effort surhumain pour se dominer, pour se contenir, et il se rappelait en avoir éprouvé un sentiment d’effroi. Il est vrai que tous ces jours-ci, il s’était appliqué à ne pas évoquer ces souvenirs et à chasser les idées noires. Mais que se cachait-il au fond de cette âme? La question le tourmentait depuis longtemps, bien qu’il eût foi dans Aglaé. Et voici que tout cela allait se résoudre et s’éclaircir le jour même! Pensée terrible! Et de nouveau «cette femme»! Pourquoi lui avait-il toujours semblé qu’elle ne manquerait pas d’intervenir au moment décisif pour briser sa destinée comme un fil pourri? Bien qu’à demi délirant, il était prêt à jurer que ce pressentiment ne l’avait jamais quitté. S’il s’était efforcé de l’oublier dans ces derniers temps, c’était uniquement parce qu’il en avait peur. Alors? L’aimait-il ou la haïssait-il? Il ne se posa pas une seule fois la question au cours de la journée; en cela son cœur était pur, il savait qui il aimait… Ce qui l’effrayait, ce n’était pas tant la rencontre des deux femmes, ni l’étrangeté de cette rencontre, ni son motif encore inconnu de lui, ni l’incertitude qu’il éprouvait quant à l’issue de l’aventure; c’était Nastasie Philippovna elle-même. Il se rappela quelques jours plus tard que, dans ces heures de fièvre, il avait presque continuellement cru voir ses yeux, son regard et entendre sa voix, sa voix qui proférait des paroles étranges, encore qu’il ne lui en fût resté que peu de chose dans la mémoire après ces moments de délire et d’angoisse. Il garda la vague impression que Véra lui avait apporté son dîner et qu’il l’avait mangé, mais il ne se rappela pas s’il avait ensuite dormi ou non. Il savait seulement que la netteté des perceptions ne lui était revenue ce soir-là qu’à partir du moment où Aglaé avait fait une brusque apparition sur la terrasse. Il s’était levé en sursaut de son divan et était allé au-devant d’elle jusqu’au milieu de la chambre. Il était sept heures un quart. Aglaé était toute seule; vêtue simplement et comme à la hâte, elle portait un burnous léger. Son visage était pâle comme lors de leur dernière entrevue, mais ses yeux brillaient d’un éclat vif et froid; jamais encore il n’avait surpris une pareille expression dans son regard. Elle le dévisagea attentivement.
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