Et le prince s’étonna que cette figure, presque oubliée, ne lui fût pas revenue plus tôt à la mémoire. «Lébédev chasse ses enfants en frappant du pied, mais il est probable qu’il les adore. Et il adore aussi son neveu: c’est aussi sûr que deux et deux font quatre.»
Du reste comment, nouveau venu, pouvait-il se risquer à émettre des jugements définitifs sur des gens qu’il connaissait à peine? Lébédev, par exemple, lui apparaissait aujourd’hui comme une figure énigmatique. S’attendait-il à trouver devant lui un semblable Lébédev? Le connaissait-il auparavant sous cet aspect? «Lébédev et la Du Barry, quel rapprochement, Seigneur! Si Rogojine devient jamais un meurtrier, ce ne sera du moins pas à l’encontre de toute logique. Son acte ne révélera pas un pareil chaos. Un instrument fabriqué en vue du meurtre, et les six Jémarine massacrés dans un accès de délire! Est-ce que Rogojine possède un instrument fait sur commande?… Celui qu’il a… Mais d’abord, est-il certain qu’il assassinera?» se demanda soudain le prince avec un frisson. «N’est-ce pas un crime, une bassesse de ma part que d’émettre avec autant de cynisme une pareille supposition?» s’écria-t-il en rougissant de honte.
Il s’arrêta stupéfait, comme cloué au sol. Du même coup il venait de se rappeler pêle-mêle la gare de Pavlovsk, la gare Nicolas [75], sa question directe à Rogojine au sujet des yeux aperçus le jour de son arrivée, la croix de Rogojine qu’il portait maintenant sur lui, la bénédiction de la mère de Rogojine, demandée pour lui par ce dernier, l’accolade convulsive que Rogojine lui avait donnée et le renoncement à la femme aimée qu’il avait formulé sur le palier…
Et là-dessus il se surprenait à chercher continuellement quelque chose autour de lui, et cette boutique, et cet objet à soixante kopeks… fi! quelle bassesse! Mû par son «idée soudaine», il marchait vers «un but spécial». Un sentiment de désespoir et de douleur envahissait toute son âme. Il aurait voulu rentrer chez lui, à l’hôtel. Il changea même d’itinéraire, mais au bout d’un instant il s’arrêta, se ravisa et reprit sa première direction.
Il était déjà dans le Vieux-Pétersbourg et approchait de la maison. Il se disait, par manière de justification, qu’il n’y revenait pas dans la même intention qu’auparavant et n’obéissait plus à aucune «idée spéciale». Comment aurait-il pu en être autrement? Il était hors de doute que son mal le reprenait; peut-être aurait-il une attaque le jour même. Et l’approche de cette crise avait été la cause des ténèbres où son esprit se débattait, le germe de son «idée spéciale». Or, ces ténèbres s’étaient dispersées, le démon avait fui; l’allégresse régnait dans son cœur exonéré de tout doute. Et puis il y avait si longtemps qu’il ne l’avait vue… il fallait qu’il la vît… Oui, il aurait maintenant voulu rencontrer Rogojine, le prendre par le bras, marcher avec lui… Son cœur était pur: était-il un rival pour Rogojine? Demain il irait chez lui et lui dirait qu’il était allé la voir. N’était-il pas accouru à Pétersbourg, comme l’avait dit ce tantôt Rogojine, uniquement pour la voir? Peut-être la trouverait-il chez elle, car après tout il n’était pas certain qu’elle fût partie pour Pavlovsk.
Oui, il fallait à présent tout mettre au clair, afin que les uns et les autres pussent lire réciproquement et sans équivoque dans leur cœur. Plus de renoncements sombres et passionnés comme celui de Rogojine…, des actes consentis librement et au grand jour! Est-ce que Rogojine était incapable de supporter le grand jour? Il prétendait aimer cette femme d’un amour qui n’impliquât ni compassion ni pitié. Il est vrai qu’il avait ajouté: «ta compassion l’emporte peut-être sur mon amour». Mais il s’était calomnié lui-même. Hum!… Rogojine se mettant à lire un livre, n’était-ce pas déjà un acte de compassion, ou un commencement de compassion? Et ce livre entre ses mains, n’était-ce pas la preuve qu’il se rendait parfaitement compte de ce que devait être son attitude vis-à-vis de cette femme? Et son récit de tantôt? Non, il y avait en lui quelque chose de plus profond que la passion. «D’ailleurs le visage de cette femme n’inspire-t-il que de la passion? Peut-il même, en ce moment, inspirer la passion? C’est la souffrance qu’il exprime; c’est par la souffrance seule qu’il captive toute l’âme, qu’il…» Ici, le prince sentit un souvenir brûlant et douloureux lui poindre le cœur.
Oui, un souvenir douloureux. Il évoquait la torture qu’il avait naguère éprouvée quand il avait surpris en elle, pour la première fois, les indices de la démence. Cette découverte l’avait presque mis au désespoir. Comment avait-il pu l’abandonner lorsqu’elle l’avait fui pour aller chez Rogojine? Il aurait dû se lancer à sa poursuite au lieu d’attendre de ses nouvelles.
Mais… se pouvait-il que Rogojine ne se fût pas encore aperçu des symptômes de sa folie.? «Hum… Rogojine attribue à tout ce qu’elle fait d’autres mobiles, des mobiles passionnels! Sa jalousie tient de l’aberration. Qu’a-t-il voulu dire avec sa supposition de tantôt?» (Le prince rougit brusquement et son cœur sentit passer comme un frisson.)
À quoi bon d’ailleurs revenir sur ces souvenirs? Il y avait de la folie de la part de l’un comme de l’autre. En ce qui le concernait, le prince jugeait presque inconcevable, presque cruel et inhumain d’aimer cette femme au sens passionnel du mot. «Oui, certes, Rogojine s’est calomnié. Ayant beaucoup de cœur, il est capable de souffrir et de compatir. Quand il saura toute la vérité, quand il sera convaincu que cette femme est une malheureuse créature détraquée et à demi folle, il ne pourra faire autrement que lui pardonner tout le passé, tous ses tourments. Alors il deviendra sans doute pour elle un serviteur, un frère, un ami, une providence. La compassion le remettra dans le bon chemin, elle sera un enseignement pour lui, car elle est la principale et peut-être l’unique loi qui régisse l’existence humaine». Combien il se repentait maintenant de l’impardonnable malhonnêteté avec laquelle il s’était comporté à l’égard de Rogojine. Non, ce n’était pas l’«âme russe» qui était une énigme, c’était son âme à lui, puisqu’il avait pu imaginer une pareille horreur. Pour quelques paroles chaleureuses et cordiales qu’il avait entendues de lui à Moscou, Rogojine l’avait traité de frère, et lui… Mais tout cela était de la maladie, du délire; tout cela passerait!… Avec quel air sinistre Rogojine, lui avait dit tout à l’heure qu’«il était en train de perdre la foi»! «Cet homme doit souffrir affreusement. Il prétend «aimer à regarder le tableau de Holbein»: ce n’est pas qu’il aime à le regarder, mais il en ressent le besoin. Rogojine n’a pas seulement une âme passionnée, il a aussi un tempérament de lutteur: il veut à tout prix reconquérir la foi qu’il a perdue. Il en éprouve maintenant la nécessité et il en souffre… Oui, croire à quelque chose! croire en quelqu’un! Mais quelle œuvre étrange que ce tableau de Holbein!… Ah! voici la rue et, sans doute, la maison cherchée… C’est cela: c’est le numéro seize, «maison de la femme du secrétaire Filissov». C’est ici!»
Il sonna et demanda Nastasie Philippovna.
La maîtresse du logis lui répondit elle-même que Nastasie Philippovna était partie dès le matin pour Pavlovsk, où elle était l’hôte de Daria Alexéïevna, «chez qui il se pourrait qu’elle restât quelques jours». La dame Filissov était une petite femme d’une quarantaine d’années, au visage pointu et à l’œil perçant; son regard était rusé et scrutateur. Elle demanda au visiteur son nom avec un petit air de mystère. Le prince eut d’abord l’intention de ne pas répondre, mais, se ravisant, il revint exprès la prier avec insistance de transmettre son nom à Nastasie Philippovna. La dame prit note de cette recommandation avec beaucoup de soin et en affectant un ton particulier de confidence qui semblait vouloir dire: «ne craignez rien; j’ai compris!». Le nom du visiteur paraissait avoir fait sur elle une vive impression. Le prince lui jeta un regard distrait, tourna les talons et reprit le chemin de son hôtel. Mais il n’avait plus la même allure que lorsqu’il avait sonné chez la dame Filissov. En un clin d’œil son extérieur s’était métamorphosé: il cheminait maintenant l’air pâle, débile, tourmenté et agité; ses genoux flageolaient; un sourire trouble et égaré errait sur ses lèvres bleuies: son «idée soudaine» venait de se trouver, brusquement confirmée et justifiée; il se sentait une fois de plus livré à son démon.
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