Du reste, la générale ne manquait pas non plus d’appétit. Elle avait coutume de s’attabler à midi et demi avec ses filles devant un déjeuner si copieux qu’il ressemblait plutôt à un dîner. Avant ce repas les jeunes filles avaient déjà pris une tasse de café à dix heures précises dans leur lit, au moment de se lever. Tel était l’ordre adopté et établi une fois pour toutes. À midi et demi la table était dressée dans une petite salle à manger, voisine de l’appartement de la maman. Le général lui-même venait parfois prendre part à ce déjeuner intime lorsque le temps le lui permettait. On servait alors du thé, du café, du fromage, du miel, du beurre, une sorte de beignets que la générale goûtait particulièrement, des côtelettes, etc., le tout complété par un bouillon chaud et concentré.
Ce matin-là, toute la famille réunie dans la salle à manger attendait le général, qui avait promis de venir à midi et demi. S’il avait tardé seulement une minute, on l’aurait envoyé chercher; mais il fut exact. En s’approchant de sa femme pour lui dire bonjour et lui baiser la main, il observa sur le visage de celle-ci une expression singulière. La veille, il est vrai, il avait pressenti qu’il en serait ainsi à cause d’une certaine «anecdote» (c’était le terme qu’il aimait à employer) et même, le soir, avant de s’endormir, il en avait éprouvé de l’inquiétude. Mais, si préparé qu’il fût, il n’en sentit pas moins le cœur lui manquer. Ses filles vinrent l’embrasser: en elles aussi, bien qu’elles ne fussent pas fâchées contre lui, il remarqua quelque chose. Certes, le général était devenu soupçonneux à l’excès en raison de divers incidents, mais il était père et époux; son adresse comme son expérience lui suggérèrent aussitôt les moyens de se tirer d’un mauvais pas.
Peut-être pourrons-nous, sans trop nuire à la clarté de ce récit, nous attarder un instant à exposer la situation dans laquelle se trouvait la famille Epantchine au moment où il commence.
Sans avoir reçu une grande instruction et tout en aimant à se qualifier d’autodidacte, le général n’en était pas moins, comme nous venons de le voir, un père adroit et un époux expérimenté. Il avait notamment pris le parti de ne pas presser ses filles de se marier, afin de ne pas les obséder et d’éviter ainsi que sa tendresse leur devint à charge, comme c’est presque toujours le cas dans les familles, même les plus sensées, où il y a plusieurs filles à marier.
Ivan Fiodorovitch avait même réussi à convertir Elisabeth Prokofievna à ce système. La chose avait été malaisée parce qu’un peu contre sa nature, mais les arguments du général avaient été extrêmement persuasifs et fondés sur des faits tangibles. Il avait fait ressortir que, laissées libres d’agir à leur guise, les jeunes filles se verraient tout naturellement obligées, en fin de compte, de s’assagir et de prendre une décision. Alors l’affaire irait toute seule parce qu’elles l’envisageraient de bon gré et renonceraient à se montrer capricieuses ou à faire les difficiles. Les parents n’auraient plus qu’à exercer le plus discrètement possible leur vigilance afin de prévenir un choix intempestif ou une inclination déplacée. Puis, profitant du moment opportun, ils aideraient de toutes leurs forces à la réussite en mettant en jeu toutes leurs influences. Enfin, leur fortune et leur situation sociale s’élargissant d’année en année suivant une progression géométrique, il s’ensuivait que, plus le temps s’écoulait, plus les jeunes filles avaient chance de trouver de beaux partis.
C’étaient là des faits indéniables. Mais un autre événement survint qui parut – comme c’est toujours le cas – soudain et presque inattendu: la fille aînée, Alexandra, entra dans sa vingt-cinquième année. Presque vers le même moment, Athanase Ivanovitch Totski, homme du meilleur monde, disposant d’une immense fortune et des plus hautes relations, se sentit de nouveau attiré vers le mariage. Il avait environ cinquante-cinq ans, un caractère exquis et des goûts fort raffinés. Il recherchait un parti avantageux et prisait fort les jolies femmes. Comme il était depuis quelque temps en termes d’étroite amitié avec le général Epantchine, surtout depuis qu’ils avaient des intérêts communs dans diverses affaires financières, il lui communiqua ses intentions et le pria de lui faire connaître, sous la forme d’un conseil amical, s’il l’autoriserait à prétendre à la main d’une de ses filles. Dès lors un visible changement survint dans la vie paisible et amène de la famille Epantchine.
Nous avons déjà dit que la plus belle des trois sœurs était indiscutablement la plus jeune, Aglaé. Mais Totski, malgré son égoïsme démesuré, comprit qu’il n’avait rien à chercher de ce côté et qu’Aglaé ne lui était pas destinée. L’amour facilement aveugle des parents et l’affection un peu trop enthousiaste de ses sœurs exagéraient peut-être la beauté d’Aglaé; toujours est-il que l’accord était unanime et parfaitement sincère pour prédire à celle-ci, non pas la destinée du commun des mortels, mais un véritable idéal de paradis terrestre. Le futur mari d’Aglaé devrait posséder toutes les perfections et remporter tous les succès, sans parler de sa fortune. Les deux sœurs avaient même convenu entre elles sans discussion de se sacrifier, si besoin était, dans l’intérêt d’Aglaé: ainsi la dot réservée à celle-ci serait énorme. Les parents connaissaient cette convention: c’est pourquoi, lorsque Totski demanda conseil, ils ne doutèrent guère que l’une ou l’autre des aînées acquiescerait à leur désir; d’autre part Totski ne pouvait soulever de difficultés au sujet de la dot. Quant à la valeur de la proposition de ce dernier, le général l’estima dès l’abord très haut, comme on pouvait l’attendre de son expérience de la vie.
Au reste Totski avait ses raisons pour ne s’avancer qu’avec une extrême circonspection; ses démarches ne visaient qu’à sonder le terrain; aussi les parents s’en ouvrirent-ils à leurs filles sous une forme vague et hypothétique. Les jeunes filles ne répondirent pas d’une façon plus précise, mais firent du moins connaître en termes rassurants que l’aînée, Alexandra, ne se montrerait pas rétive. C’était une jeune fille d’un caractère ferme, mais bonne, sensée, extrêmement affable; elle était disposée à épouser Totski sans contrainte et, dès l’instant qu’elle aurait donné sa parole, elle la tiendrait loyalement. Ennemie du faste, non seulement elle n’apporterait ni soucis ni perturbations dans les habitudes de son mari, mais encore elle pourrait rendre sa vie douce et paisible. Elle était très bien de sa personne, sans être une beauté éblouissante. Totski pouvait-il désirer mieux?
Et pourtant les hésitations faisaient traîner l’affaire en longueur. Totski et le général étaient amicalement convenus d’éviter pour le moment toute démarche formelle et irrévocable. Les parents n’avaient pas abordé la question d’une manière décisive avec leurs filles. Un dissentiment se dessinait même entre eux à ce sujet. En sa qualité de mère la générale Epantchine commençait à manifester du mécontentement, et c’était déjà une grave complication. Une autre circonstance survint qui créa une situation délicate et embarrassante, susceptible de ruiner l’affaire sans rémission.
Cette situation délicate et embarrassante (pour employer l’expression de Totski) se rattachait à un événement qui s’était passé dix-huit ans auparavant. Athanase Ivanovitch possédait alors au centre de la Russie un magnifique domaine. Il avait pour voisin un très petit propriétaire sans fortune, du nom de Philippe Alexandrovitch Barachkov. C’était un homme sur lequel le sort s’était singulièrement acharné. Officier en retraite, il appartenait à une famille de bonne noblesse, plus recommandable même que celle de Totski. Il était criblé de dettes et son petit bien était grevé d’hypothèques. Il n’en avait pas moins réussi au prix d’un travail de forçat et en cultivant sa terre comme un simple paysan, à remettre ses affaires dans un état satisfaisant. Le moindre succès lui rendait aussitôt courage. Plein d’ardeur et d’espérance il alla passer quelques jours au chef-lieu du district pour trouver un de ses principaux créanciers et essayer de conclure un arrangement avec lui. Le troisième jour il vit accourir à cheval l’ancien de son village. Ce paysan, qui avait la joue et la barbe brûlées, venait lui annoncer que, la veille, son manoir avait été détruit, en plein jour, par un incendie, que sa femme avait péri dans les flammes, mais que ses petits enfants étaient sains et saufs.
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