Romain Rolland - Jean-Christophe Tome IV

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Vaste roman cyclique, ce roman fleuve est un signe d'amour et d'espoir adressé à la génération suivante. Le héros, un musicien de génie, doit lutter contre la médiocrité du monde. Mêlant réalisme et lyrisme, cette fresque est le tableau du monde de la fin du XIXème siècle au début du vingtième.

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Il en pêchait de toutes sortes, tous plus extravagants les uns que les autres. Depuis des mois que les idées s’amassaient, sans qu’il en tirât parti, il crevait de richesses à dépenser. Mais tout était pêle-mêle: sa pensée était un capharnaüm, un bric-à-brac de juif, où étaient empilés dans la même chambre des objets rares, des étoffes précieuses, des ferrailles, des guenilles. Il ne savait pas distinguer ce qui avait le plus de prix: tout l’amusait également. C’étaient des frôlements d’accords, des couleurs qui sonnaient comme des cloches, des harmonies qui bourdonnaient comme des abeilles, des mélodies souriantes, comme des lèvres amoureuses. C’étaient des visions de paysages, des figures, des passions, des âmes, des caractères, des idées littéraires, des idées métaphysiques. C’étaient de grands projets, énormes et impossibles, des tétralogies, des décalogies, ayant la prétention de tout peindre en musique et embrassant des mondes. Et c’étaient, le plus souvent, des sensations obscures et fulgurantes, évoquées subitement par un rien, un son de voix, une personne qui passait dans la rue, le clapotement de la pluie, un rythme intérieur. – Beaucoup de ces projets n’avaient d’autre existence que le titre; la plupart se réduisaient à un ou deux traits, pas plus: c’était assez. Comme les très jeunes gens, il croyait avoir créé ce qu’il rêvait de créer.

*

Mais il était trop vivant pour se satisfaire longtemps de ces fumées. Il se lassa d’une possession illusoire, il voulut saisir ses rêves. – Par lequel commencer? Ils lui paraissaient tous aussi importants l’un que l’autre. Il les tournait et les retournait; il les rejetait, il les reprenait… Non, il ne les reprenait plus: ce n’étaient plus les mêmes, ils ne se laissaient pas attraper deux fois; constamment, ils changeaient; ils changeaient dans ses mains, sous ses yeux, tandis qu’il les regardait. Il fallait se hâter; et il ne le pouvait point: il était confondu par sa lenteur au travail. Il eût voulu tout faire en un jour, et il avait une difficulté terrible à exécuter le moindre ouvrage. Le pire était qu’il s’en dégoûtait, quand il était encore au commencement. Ses rêves passaient, et il passait lui-même; tandis qu’il faisait une chose, il regrettait de n’en pas faire une autre. Il semblait qu’il lui suffît d’avoir fait choix d’un de ses beaux sujets, pour que le beau sujet ne l’intéressât plus. Ainsi, toutes ses richesses lui étaient inutiles. Ses pensées n’étaient vivantes qu’à la condition qu’il n’y touchât point: tout ce qu’il réussissait à atteindre était déjà mort. Le supplice de Tantale: à portée de sa main, des fruits qui devenaient pierre, aussitôt qu’il les prenait; près de ses lèvres, une eau fraîche, qui fuyait quand il se baissait vers elle.

Pour apaiser sa soif, il voulut se désaltérer aux sources qu’il avait conquises, à ses œuvres anciennes… La dégoûtante boisson! À la première gorgée, il la recracha on jurant. Quoi! cette eau tiède, cette musique insipide, c’était là sa musique? – Il relut la suite de ses compositions. Cette lecture l’atterra: il n’y comprenait plus rien, il ne comprenait même plus comment il avait pu les écrire. Il rougissait. Une fois, il lui arriva, après une page plus niaise que les autres, de se retourner pour voir s’il n’y avait personne dans la chambre, et d’aller se cacher la figure dans son oreiller, comme un enfant qui a honte. D’autres fois, le ridicule de ses œuvres lui semblait si bouffon qu’il oubliait qu’elles étaient de lui…

– Ah! l’idiot! criait-il, en se tordant de rire.

Mais rien ne l’affectait plus que les compositions où il avait prétendu exprimer des sentiments passionnés: chagrins ou joies d’amour. Il bondissait sur sa chaise, à coups de poing, et se frappait la tête, en hurlant de colère; il s’apostrophait grossièrement, il se traitait de cochon, de triple gueux, de foutue bête et de paillasse. Il en avait pour quelque temps à égrener son chapelet. À la fin, il allait se planter devant sa glace, tout rouge d’avoir crié; il s’empoignait le menton, et il disait:

– Regarde, regarde, crétin, ta gueule d’âne! Je t’apprendrai à mentir, chenapan! À l’eau, monsieur, à l’eau!

Il s’enfonçait la figure dans sa cuvette; et il la maintenait sous l’eau, jusqu’à ce qu’il étouffât. Quand il sortait de là, écarlate, les yeux hors de la tête, et soufflant comme un phoque, il allait précipitamment à sa table, sans prendre la peine d’éponger l’eau qui ruisselait autour de lui; il saisissait les compositions maudites, et il les déchirait avec rage, en grognant:

– Tiens, canaille!… Tiens, tiens, tiens!…

Alors, il était soulagé.

Ce qui l’exaspérait surtout dans ces œuvres, c’était leur mensonge. Rien de senti. Une phraséologie apprise par cœur, une rhétorique d’écolier: il parlait de l’amour, comme un aveugle des couleurs; il en parlait par ouï-dire, en répétant les niaiseries courantes. Et non seulement l’amour, mais toutes les passions lui avaient servi de thèmes à des déclamations. – Pourtant, il s’était toujours efforcé d’être sincère. Mais il ne suffit pas de vouloir être sincère: il faut pouvoir l’être; et comment le serait-on, quand on ne connaît encore rien de la vie? Ce qui venait de lui dévoiler la fausseté de ces œuvres, ce qui avait creusé brusquement un fossé entre lui et son passé, c’était l’épreuve des six derniers mois. Il était sorti des fantômes; il possédait maintenant une mesure réelle, à laquelle il pouvait rapporter ses pensées, pour en juger le degré de vérité ou de mensonge.

Le dégoût que lui inspirèrent ses compositions anciennes, produites sans passion, fit qu’avec son exagération coutumière il décida de ne plus rien écrire, qu’il ne fût contraint d’écrire par une nécessité passionnée; et, laissant là sa poursuite aux idées il jura de renoncer pour toujours à la musique, si la création ne s’imposait, à coups de tonnerre.

*

Il parlait ainsi, parce qu’il savait bien que l’orage venait. Le tonnerre tombe où il veut, et quand il veut. Mais les sommets l’attirent. Certains lieux – certaines âmes – sont des nids d’orages: ils les créent ou les aspirent de tous les points de l’horizon; et, de même que certains mois de l’année, certains âges de la vie sont si saturés d’électricité que les coups de foudre s’y produisent – sinon à volonté – du moins à l’heure attendue.

L’être tout entier se tend. Pendant des jours, des jours, l’orage se prépare. Une ouate brûlante tapisse le ciel blanc. Pas un souffle. L’air immobile fermente, semble bouillir. La terre se tait, écrasée de torpeur. Le cerveau bourdonne de fièvre: toute la nature attend l’explosion de la force qui s’amasse, le choc du marteau qui se lève pesamment, pour retomber d’un coup sur l’enclume des nuées. De grandes ombres sombres et chaudes passent: un vent de feu se lève; les nerfs frémissent comme des feuilles… Puis, le silence retombe. Le ciel continue de couver la foudre.

Il y a à cette attente une angoisse voluptueuse. Malgré le malaise qui vous oppresse, on sent passer dans ses veines le feu qui brûle l’univers. L’âme soûle bouillonne dans la fournaise, comme le raisin dans la cuve. Des milliers de germes de vie et de mort la travaillent. Qu’en sortira-t-il?… La femme enceinte, elle se tait, le regard perdu en elle; anxieuse, elle écoute le tressaillement de ses entrailles, et elle pense: «Que naîtra-t-il de moi?»…

Quelquefois, l’attente est vaine. L’orage se dissipe, sans avoir éclaté; et l’on se réveille, la tête lourde, déçu, énervé, écœuré, Mais c’est partie remise: il éclatera; si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain; plus il aura tardé, plus il sera violent…

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