Elle avait envie de lui dire:
– Mon pauvre homme, je ne t’en veux pas; mais qu’est-ce que tu as donc? Dis-moi donc ce qui te fait souffrir!
Mais elle dit, trop heureuse de prendre sa revanche:
– Laisse-moi tranquille! Tu es d’une brutalité odieuse avec moi. Tu me traites, comme tu ne traiterais pas une domestique.
Et elle continua sur ce ton, énumérant ses griefs, avec une volubilité âpre et rancunière.
Il eut un geste lassé, sourit amèrement, et la quitta.
*
Personne n’entendit le coup de revolver. Le lendemain seulement, quand on apprit ce qui s’était passé, les voisins se rappelèrent avoir perçu, vers le milieu de la nuit, dans le silence de la rue, un bruit sec, comme un claquement de fouet. Ils n’y prirent pas garde. La paix de la nuit retomba aussitôt sur la ville, enveloppant dans ses plis lourds les vivants et les morts.
M meJeannin, qui dormait, se réveilla, une ou deux heures plus tard. Ne voyant pas son mari auprès d’elle, elle se leva inquiète, elle parcourut toutes les pièces, descendit à l’étage au-dessous, alla aux bureaux de la banque, qui étaient dans un corps de bâtiment contigu à la maison; et là, dans le cabinet de M. Jeannin, elle le trouva dans son fauteuil, écroulé sur sa table de travail, au milieu de son sang, qui gouttait encore sur le plancher. Elle poussa un cri perçant, laissa tomber la bougie qu’elle tenait, et perdit connaissance. De la maison, on l’entendit. Les domestiques accoururent, la relevèrent, prirent soin d’elle, et portèrent le corps de M. Jeannin sur un lit. La chambre des enfants était fermée. Antoinette dormait comme une bienheureuse. Olivier entendit un bruit de voix et de pas: il eût voulu savoir; mais il craignit de réveiller sa sœur, et il se rendormit.
Le lendemain matin, la nouvelle courait déjà la ville, avant qu’ils sussent rien. Ce fut la vieille bonne qui la leur apprit, en larmoyant. Leur mère était hors d’état de penser à quoi que ce fût; sa santé donnait des inquiétudes. Les deux enfants se trouvèrent seuls, en présence de la mort. Dans ces premiers moments, leur épouvante était encore plus forte que leur douleur. Au reste, on ne leur laissa point le temps de pleurer en paix. Dès le matin, commencèrent les cruelles formalités judiciaires. Antoinette, réfugiée dans sa chambre, tendait toutes les forces de son égoïsme juvénile vers une pensée unique, seule capable de l’aider à repousser l’horreur qui la suffoquait: la pensée de son ami; elle attendait sa visite, d’heure en heure. Jamais il n’avait été plus empressé pour elle que la dernière fois qu’elle l’avait vu: elle ne doutait pas qu’il n’accourût, pour prendre part à son chagrin. – Mais personne ne vint. Aucun mot de personne. Aucune marque de sympathie. En revanche, dès la première nouvelle du suicide, des gens qui avaient confié leur argent au banquier se précipitèrent chez les Jeannin, forcèrent la porte et, avec une férocité impitoyable, firent des scènes furieuses à la femme et aux enfants.
En quelques jours, s’accumulèrent toutes les ruines: perte d’un être cher, perte de toute fortune, de toute situation, de l’estime publique, abandon des amis. Écroulement total. Rien ne resta debout de ce qui les faisait vivre. Ils avaient, tous les trois, un sentiment intransigeant de pureté morale, qui les faisait d’autant plus souffrir d’un déshonneur, dont ils étaient innocents. Des trois, la plus ravagée par la douleur fut Antoinette, parce qu’elle en était le plus loin: M meJeannin et Olivier, si déchirés qu’ils fussent, n’étaient pas étrangers à ce monde de la souffrance. Pessimistes d’instinct, ils étaient moins surpris qu’accablés. La pensée de la mort avait toujours été pour eux un refuge: elle l’était plus que jamais, maintenant; ils souhaitaient de mourir. Lamentable résignation sans doute, mais pourtant moins terrible que la révolte d’un être jeune, confiant, heureux, aimant vivre, qui se voit brusquement acculé à ce désespoir sans fond, ou à cette mort qui lui fait horreur…
Antoinette découvrit d’un seul coup la laideur du monde. Ses yeux s’ouvrirent: elle vit la vie; elle jugea son père, sa mère, son frère. Tandis qu’Olivier et M meJeannin pleuraient ensemble, elle s’isolait dans sa douleur, Sa petite cervelle désespérée réfléchissait sur le passé, le présent, l’avenir; et elle vit qu’il n’y avait plus rien pour elle, aucun espoir, aucun appui: elle n’avait plus à compter sur personne.
L’enterrement eut lieu, lugubre, honteux. L’église avait refusé de recevoir le corps du suicidé. La veuve et les orphelins furent laissés seuls par la lâcheté de leurs anciens amis. À peine deux ou trois se montrèrent, un moment; et leur attitude gênée fut plus pénible encore que l’absence des autres. Ils semblaient faire une grâce en venant, et leur silence était gros de blâmes et de pitié méprisante. Du côté de la famille, ce fut bien pis: non seulement, il ne leur vint de là aucune parole consolante, mais des reproches amers. Le suicide du banquier, loin d’assourdir les rancunes, semblait à peine moins criminel que sa faillite. La bourgeoisie ne pardonne pas à ceux qui se tuent. Qu’on préfère la mort à la plus ignoble vie lui paraît monstrueux; elle appellerait volontiers toutes les rigueurs de la loi sur celui qui semble dire:
– Il n’y a pas de malheur qui vaille celui de vivre avec vous.
Les plus lâches ne sont pas les moins empressés à taxer son acte de lâcheté. Et quand celui qui se tue lèse, par-dessus le marché, en se raturant de la vie, leurs intérêts et leur vengeance, ils deviennent furieux. – Pas un instant, ils ne songeaient à ce que le malheureux Jeannin avait dû souffrir pour en arriver là. Ils eussent voulu le faire souffrir mille fois davantage. Et, comme il leur échappait, ils reportaient sur les siens leur réprobation. Ils ne se l’avouaient pas: car ils savaient que c’était injuste. Mais ils ne l’en faisaient pas moins; car il leur fallait une victime.
M meJeannin, qui ne semblait plus bonne à rien qu’à gémir retrouvait son énergie, quand on attaquait son mari. Elle découvrait maintenant combien elle l’avait aimé; et ces trois êtres, qui n’avaient aucune idée de ce qu’ils deviendraient le lendemain, furent d’accord pour renoncer à la dot de la mère, à leur fortune personnelle, afin de rembourser, autant que possible, les dettes du père. Et, ne pouvant plus rester dans le pays, ils décidèrent d’aller à Paris.
*
Le départ fut comme une fuite.
La veille au soir, – (un triste soir de la fin de septembre: les champs disparaissaient sous les grands brouillards blancs d’où surgissaient, des deux côtés de la route, à mesure qu’on avançait, les squelettes des buissons ruisselants, comme des plantes d’aquarium), – ils allèrent ensemble dire adieu au cimetière. Ils s’agenouillèrent tous trois sur l’étroite margelle de pierre, qui entourait la fosse fraîchement remuée. Leurs larmes coulaient en silence: Olivier avait le hoquet; M meJeannin se mouchait désespérément. Elle ajoutait à sa douleur, elle se torturait, à se répéter inlassablement les paroles qu’elle avait dites à son mari, la dernière fois qu’elle l’avait vu vivant. Olivier songeait à l’entretien sur le banc de la terrasse. Antoinette songeait à ce qui adviendrait d’eux. Aucun n’avait l’ombre d’un reproche dans le cœur pour l’infortuné, qui les avait perdus avec lui. Mais Antoinette pensait:
– Ah! cher papa, comme nous allons souffrir!
Le brouillard s’obscurcissait, l’humidité les pénétrait. Mais M meJeannin ne pouvait se décider à partir. Antoinette vit Olivier qui frissonnait, et elle dit à sa mère:
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