Romain Rolland - Jean-Christophe Tome VI

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Publié de 1904 à 1912, ce roman fleuve en 10 volumes est un courageux message d'amour, d'espoir d'une humanité réconciliée, une quête de sagesse en une époque particulièrement troublée qui allait aboutir à la guerre de 14-18. Romain Rolland reçut le prix Nobel de littérature en 1915 pour ce roman. Il nous conte l'histoire de Jean-Christophe Krafft, musicien allemand, héros romantique, qui devra passer par une série d'épreuves avant de dominer sa vie et trouver l'équilibre de la plénitude.
Christophe est l'aîné de Melchior, violoniste qui s'enlise dans l'alcool, et de Louisa, mère courage qui se bat contre la misère. Grand-père était aussi musicien. Il offre un vieux piano à la famille et apprend la musique à Christophe. Cet instrument va permettre de révéler le talent de l'enfant qui, à six ans, se voue à la musique, commence à donner des concerts et à composer…

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Comme jusqu’à présent il ne s’était agi, en définitive, que de petites sommes, et que M. Jeannin n’avait eu affaire qu’à d’assez honnêtes gens, il n’y avait pas eu grand inconvénient à cela: les pertes d’argent – dont le banquier ne soufflait mot à qui que ce fût, – étaient minimes. Mais ce fut autre chose, du jour où M. Jeannin se trouva sur le chemin d’un intrigant, qui lançait une grande affaire industrielle, et qui avait eu vent de la complaisance du banquier et de ses ressources financières. Ce personnage aux manières importantes, qui était décoré de la Légion d’honneur, et se disait l’ami de deux ou trois ministres, d’un archevêque, d’une collection de sénateurs, de notoriétés variées du monde des lettres ou de la finance, et d’un journal omnipotent, sut merveilleusement prendre le ton autoritaire et familier, qui convenait à son homme. À titre de recommandation, il exhibait, avec une grossièreté qui eût mis en éveil quelqu’un de plus fin que M. Jeannin, les lettres de compliments banals qu’il avait reçues de ces illustres connaissances, pour le remercier d’une invitation à dîner, ou pour l’inviter à leur tour: car on sait que les Français ne sont jamais chiches de cette monnaie épistolaire, ni regardants à accepter la poignée de main et les dîners d’un individu qu’ils connaissent depuis une heure, – pourvu seulement qu’il les amuse et qu’il ne leur demande point leur argent. Encore en est-il beaucoup qui ne le refuseraient pas à leur nouvel ami, si d’autres faisaient de même. Et ce serait bien de la malechance pour un homme intelligent, qui cherche à soulager son prochain de l’argent qui l’embarrasse, s’il ne finissait par trouver un premier mouton qui consentît à sauter, pour entraîner les autres. – N’y eût-il pas eu d’autres moutons avant lui, M. Jeannin eût été celui-là. Il était de la bonne espèce porte-laine, qui est faite pour qu’on la tonde: Il fut séduit par les belles relations, par la faconde, par les flatteries de son visiteur, et aussi par les premiers bons résultats que donnèrent ses conseils. Il risqua peu, d’abord, et avec succès; alors, il risqua beaucoup; et puis, il risqua tout: non seulement son argent, mais celui de ses clients. Il se gardait de les en aviser: il était sûr de gagner; il voulait éblouir par les services rendus.

L’entreprise sombra. Il l’apprit d’une façon indirecte par un de ses correspondants parisiens, qui lui disait un mot, en passant, du nouveau krach, sans se douter que Jeannin était une des victimes: car le banquier n’avait parlé de rien à personne; avec une inconcevable légèreté, il avait négligé – évité, semblait-il, – de prendre conseil auprès de ceux qui étaient capables de le renseigner: il avait tout fait en secret, infatué de son infaillible bon sens, et il s’était contenté des plus vagues renseignements. Il y a de ces aberrations dans la vie: on dirait qu’à certains moments, il faille absolument qu’on se perde: il semble qu’on ait peur que quelqu’un vous vienne en aide; on fuit tout conseil qui pourrait vous sauver, on se cache, on se hâte avec un empressement fébrile, afin de pouvoir faire le grand plongeon, tout à son aise.

M. Jeannin courut à la gare, et, le cœur broyé d’angoisse, il prit le train pour Paris. Il allait à la recherche de son homme. Il se flattait encore de l’espoir que les nouvelles étaient fausses, ou du moins exagérées. Il ne trouva point l’homme, et il eut confirmation du désastre, qui était complet. Il revint, affolé, cachant tout. Personne ne se doutait de rien encore. Il tâcha de gagner quelques semaines, quelques jours. Dans son incurable optimisme, il s’efforçait de croire qu’il trouverait un moyen de réparer, sinon ses pertes, celles qu’il avait fait subir à ses clients. Il essaya de divers expédients, avec une précipitation maladroite, qui lui eût enlevé toute chance de réussir, s’il en avait pu avoir. Les emprunts qu’il tenta lui furent partout refusés. Les spéculations hasardeuses, où, en désespoir de cause, il engagea le peu qui lui restait, achevèrent de le perdre. Dès lors, ce fut un changement complet dans son caractère. Il ne parlait de rien; mais il était aigri, violent, dur, horriblement triste. Encore, quand il était avec des étrangers, continuait-il à simuler la gaieté; mais son trouble n’échappait à personne: on l’attribuait à sa santé. Avec les siens, il se surveillait moins; et ils avaient remarqué tout de suite qu’il cachait quelque chose de grave. Il n’était plus reconnaissable. Tantôt il faisait irruption dans une chambre, et il fouillait un meuble, jetant sur le parquet tous les papiers sens dessus dessous, et se mettant dans des rages folles, parce qu’il ne trouvait rien, ou qu’on voulait l’aider. Puis, il restait perdu au milieu de ce désordre; et, quand on lui demandait ce qu’il cherchait, il ne le savait pas lui-même. Il ne paraissait plus s’intéresser aux siens; ou il les embrassait, avec des larmes aux yeux. Il ne dormait plus. Il ne mangeait plus.

M meJeannin voyait bien qu’on était à la veille d’une catastrophe; mais elle n’avait jamais pris aucune part aux affaires de son mari, elle n’y comprenait rien. Elle l’interrogea: il la repoussa brutalement; et elle, froissée dans son orgueil, n’insista plus. Mais elle tremblait, sans savoir pourquoi.

Les enfants ne pouvaient se douter du danger. Antoinette était trop intelligente pour ne pas avoir, comme sa mère, le pressentiment de quelque malheur; mais elle était toute au plaisir de son amour naissant: elle ne voulait pas penser aux choses inquiétantes; elle se persuadait que les nuages se dissiperaient d’eux-mêmes, – ou qu’il serait assez temps pour les voir, quand on ne pourrait plus faire autrement.

Celui qui eût été le plus près de comprendre ce qui se passait dans l’âme du malheureux banquier, était le petit Olivier. Il sentait que son père souffrait; et il souffrait en secret avec lui. Mais il n’osait rien dire: il ne pouvait rien, il ne savait rien. Et puis, lui aussi écartait sa pensée de ces choses tristes, qui lui échappaient: comme sa mère et sa sœur, il avait une tendance superstitieuse à croire que le malheur, qu’on ne veut pas voir venir, peut-être ne viendra pas. Les pauvres gens, qui se sentent menacés, font comme l’autruche: ils se cachent la tête derrière une pierre, et ils s’imaginent que le malheur ne les voit pas.

*

Des bruits inquiétants commençaient à se répandre. On disait que le crédit de la banque était entamé. Le banquier avait beau affecter l’assurance avec ses clients, certains plus soupçonneux redemandèrent leurs fonds. M. Jeannin se sentit perdu; il se défendit en désespéré, jouant de l’indignation, se plaignant avec hauteur, avec amertume, qu’on se défiât de lui; il alla jusqu’à faire à d’anciens clients des scènes violentes, qui le coulèrent définitivement dans l’opinion. Les demandes de remboursement affluèrent. Acculé, aux abois, il perdit complètement la tête. Il fit un court voyage, alla jouer ses derniers billets de banque dans une ville d’eaux voisine, se fit tout rafler en un quart d’heure, et revint.

Son départ inopiné avait achevé de bouleverser la petite ville, où l’on disait déjà qu’il était en fuite; M meJeannin avait eu grand’peine à tenir tête à l’inquiétude furieuse des gens: elle les suppliait de prendre patience, elle leur jurait que son mari allait revenir. Ils n’y croyaient guère, bien qu’ils voulussent y croire. Aussi, quand on sut qu’il était revenu, ce fut un soulagement général: beaucoup ne furent pas loin de penser qu’ils s’étaient inquiétés à tort, et que les Jeannin étaient trop malins pour ne pas se tirer toujours d’un mauvais pas, en admettant qu’ils y fussent tombés. L’attitude du banquier confirmait cette impression. Maintenant qu’il n’avait plus de doute sur ce qu’il lui restait à faire, il semblait fatigué, mais très calme. Sur l’avenue de la gare, en descendant du train, il causa tranquillement avec quelques amis qu’il rencontra, de la campagne qui manquait d’eau depuis des semaines, des vignes qui étaient superbes, et de la chute du ministère qu’annonçaient les journaux du soir.

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