Sitôt après le déjeuner, Juliette me prit à part et m’entraîna dans le jardin:
– Figure-toi qu’on me demande en mariage! s’écria-t-elle dès que nous fûmes seuls. La tante Félicie a écrit hier à papa pour lui faire part des avances d’un viticulteur de Nîmes; quelqu’un de très bien, affirme-t-elle, qui s’est épris de moi pour m’avoir rencontrée quelquefois dans le monde ce printemps.
– Tu l’as remarqué, ce Monsieur? interrogeai-je avec une involontaire hostilité contre le prétendant.
– Oui, je vois bien qui c’est. Une espèce de Don Quichotte bon enfant, sans culture, très laid, très vulgaire, assez ridicule et devant qui la tante ne pouvait garder son sérieux.
– Est-ce qu’il a… des chances? dis-je, sur un ton moqueur.
– Voyons, Jérôme! Tu plaisantes! Un négociant!… Si tu l’avais vu, tu ne m’aurais pas posé la question.
– Et… Qu’est-ce que mon oncle a répondu?
– Ce que j’ai répondu moi-même: que j’étais trop jeune pour me marier… Malheureusement, ajouta-t-elle en riant, ma tante avait prévu l’objection; dans un post-scriptum elle dit que M. Édouard Teissières, c’est son nom, consent à attendre, qu’il se déclare aussi tôt simplement pour «prendre rang»… C’est absurde; mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse? Je ne peux pourtant pas lui faire dire qu’il est trop laid!
– Non, mais que tu ne veux pas épouser un viticulteur.
Elle haussa les épaules:
– Ce sont des raisons qui n’ont pas cours dans l’esprit de ma tante… Laissons cela. – Alissa t’a écrit?
Elle parlait avec une volubilité extrême et semblait dans une grande agitation. Je lui tendis la lettre d’Alissa, qu’elle lut en rougissant beaucoup. Je crus distinguer un accent de colère dans sa voix quand elle me demanda:
– Alors, qu’est-ce que tu vas faire?
– Je ne sais plus, répondis-je. À présent que je suis ici, je sens que j’aurais plus facilement fait d’écrire, et je me reproche déjà d’être venu. Tu comprends ce qu’elle a voulu dire?
– Je comprends qu’elle veut te laisser libre.
– Mais est-ce que j’y tiens, moi, à ma liberté? Et tu comprends pourquoi elle m’écrit cela?
Elle répondit: Non, si sèchement que, sans du tout pressentir la vérité, du moins me persuadai-je dès cet instant que Juliette n’en était peut-être pas ignorante. – Puis, brusquement, tournant sur elle-même à un détour de l’allée que nous suivions:
– À présent, laisse-moi. Ce n’est pas pour causer avec moi que tu es venu. Nous sommes depuis bien trop longtemps ensemble.
Elle s’enfuit en courant vers la maison et un instant après je l’entendis au piano.
Quand je rentrai dans le salon, elle causait, sans s’arrêter de jouer, mais indolemment à présent et comme improvisant au hasard, avec Abel qui était venu la rejoindre. Je les laissai. J’errai assez longtemps dans le jardin à la recherche d’Alissa.
Elle était au fond du verger, cueillant au pied d’un mur les premiers chrysanthèmes qui mêlaient leur parfum à celui des feuilles mortes de la hêtraie. L’air était saturé d’automne. Le soleil ne tiédissait plus qu’à peine les espaliers, mais le ciel était orientalement pur. Elle avait le visage encadré, caché presque au fond d’une grande coiffe zélandaise qu’Abel lui avait rapportée de voyage et qu’elle avait mise aussitôt. Elle ne se retourna pas d’abord à mon approche, mais un léger tressaillement qu’elle ne put réprimer m’avertit qu’elle avait reconnu mon pas; et déjà je me raidissais, m’encourageais contre ses reproches et la sévérité qu’allait faire peser sur moi son regard. Mais lorsque je fus assez près, comme craintivement je ralentissais déjà mon allure, elle, sans d’abord tourner le front vers moi, mais le gardant baissé comme fait un enfant boudeur, tendit vers moi, presque en arrière, la main qu’elle avait pleine de fleurs, semblant m’inviter à venir. Et comme, au contraire, par jeu, à ce geste, je m’arrêtais, elle, se retournant enfin, fit vers moi quelques pas, relevant son visage, et je le vis plein de sourire. Éclairé par son regard, tout me parut soudain de nouveau simple, aisé, de sorte que, sans effort et d’une voix non changée, je commençai:
– C’est ta lettre qui m’a fait revenir.
– Je m’en suis bien doutée, dit-elle, puis, émoussant par l’inflexion de sa voix l’aiguillon de sa réprimande: – et c’est bien là ce qui me fâche. Pourquoi as-tu mal pris ce que je disais? C’était pourtant bien simple… (Et déjà tristesse et difficulté ne m’apparaissaient plus en effet qu’imaginaires, n’existaient plus qu’en mon esprit.) Nous étions heureux ainsi, je te l’avais bien dit, pourquoi t’étonner que je refuse lorsque tu me proposes de changer?
En effet, je me sentais heureux auprès d’elle, si parfaitement heureux que ma pensée allait chercher à ne différer plus en rien de la sienne; et déjà je ne souhaitais plus rien au delà de son sourire, et que de marcher avec elle, ainsi, dans un tiède chemin bordé de fleurs, en lui donnant la main.
– Si tu le préfères, lui dis-je gravement, résignant d’un coup tout autre espoir et m’abandonnant au parfait bonheur de l’instant, – si tu le préfères, nous ne nous fiancerons pas. Quand j’ai reçu ta lettre, j’ai bien compris du même coup que j’étais heureux, en effet, et que j’allais cesser de l’être. Oh! rends-moi ce bonheur que j’avais; je ne puis pas m’en passer. Je t’aime assez pour t’attendre toute ma vie; mais, que tu doives cesser de m’aimer ou que tu doutes de mon amour, Alissa, cette pensée m’est insupportable.
– Hélas! Jérôme, je n’en puis pas douter.
Et sa voix en me disant cela était à la fois calme et triste; mais le sourire qui l’illuminait restait si sereinement beau que je prenais honte de mes craintes et de mes protestations; il me semblait alors que d’elles seules vînt cet arrière-son de tristesse que je sentais au fond de sa voix. Sans aucune transition, je commençai à parler de mes projets, de mes études et de cette nouvelle forme de vie de laquelle je me promettais tant de profit. L’École normale n’était pas alors ce qu’elle est devenue depuis peu; une discipline assez rigoureuse ne pesait qu’aux esprits indolents ou rétifs; elle favorisait l’effort d’une volonté studieuse. Il me plaisait que cette habitude quasi monacale me préservât d’un monde qui, du reste, m’attirait peu et qu’il m’eût suffi qu’Alissa pût craindre pour m’apparaître haïssable aussitôt. Miss Ashburton gardait à Paris l’appartement qu’elle occupait d’abord avec ma mère. Ne connaissant guère qu’elle à Paris, Abel et moi passerions quelques heures de chaque dimanche auprès d’elle; chaque dimanche j’écrirais à Alissa et ne lui laisserais rien ignorer de ma vie.
Nous étions assis à présent sur le cadre des châssis ouverts qui laissaient déborder au hasard d’énormes tiges de concombre dont les derniers fruits étaient cueillis. Alissa m’écoutait, me questionnait; jamais encore je n’avais senti sa tendresse plus attentive, ni son affection plus pressante. Crainte, souci, même le plus léger émoi s’évaporait dans son sourire, se résorbait dans cette intimité charmante, comme les brumes dans le parfait azur du ciel.
Puis, sur un banc de la hêtraie où Juliette et Abel étaient venus nous rejoindre, nous occupâmes la fin du jour à relire le Triomphe du temps , de Swinburne, chacun de nous en lisant tour à tour une strophe. Le soir vint.
– Allons! dit Alissa en m’embrassant, au moment de notre départ, plaisantant à demi, mais pourtant avec cet air de sœur aînée que peut-être ma conduite inconsidérée l’invitait à prendre et qu’elle prenait volontiers. – Promets-moi maintenant de n’être plus si romanesque désormais…
Читать дальше