16 octobre.
Jérôme, je voudrais t’enseigner la joie parfaite.
Ce matin une crise de vomissements m’a brisée. Je me suis sentie, sitôt après, si faible qu’un instant j’ai pu espérer de mourir. Mais non; il s’est d’abord fait dans tout mon être un grand calme; puis une angoisse s’est emparée de moi, un frisson de la chair et de l’âme; c’était comme l’éclaircissement brusque et désenchanté de ma vie. Il me semblait que je voyais pour la première fois les murs atrocement nus de ma chambre. J’ai pris peur. À présent encore j’écris pour me rassurer, me calmer. Ô Seigneur! puissé-je atteindre jusqu’au bout sans blasphème.
J’ai pu me lever encore. Je me suis mise à genoux comme un enfant…
Je voudrais mourir à présent, vite, avant d’avoir compris de nouveau que je suis seule.
J’ai revu Juliette l’an passé. Plus de dix ans s’étaient écoulés depuis sa dernière lettre, celle qui m’annonçait la mort d’Alissa. Un voyage en Provence me fut une occasion de m’arrêter à Nîmes. Avenue de Feuchères, au centre bruyant de la ville, les Teissières habitent une maison d’assez belle apparence. Bien que j’eusse écrit pour annoncer ma venue, j’étais passablement ému en franchissant le seuil.
Une bonne me fit monter dans le salon où, quelques instants après, Juliette vint me rejoindre. Je crus voir la tante Plantier: même démarche, même carrure, même cordialité essoufflée. Elle me pressa tout aussitôt de questions dont elle n’attendait pas les réponses, sur ma carrière, mon installation à Paris, mes occupations, mes relations; qu’est-ce que je venais faire dans le Midi? Pourquoi n’irais-je pas jusqu’à Aigues-Vives où Édouard serait si heureux de me voir?… Puis elle me donnait des nouvelles de tous, parlait de son mari, de ses enfants, de son frère, de la dernière récolte, de la mévente… J’apprenais que Robert avait vendu Fongueusemare, pour venir habiter Aigues-Vives; qu’il était maintenant l’associé d’Édouard, ce qui permettait à celui-ci de voyager et de s’occuper plus spécialement de la partie commerciale de l’affaire, tandis que Robert restait sur les terres, améliorant et étendant les plants.
Cependant je cherchais des yeux, inquiètement, ce qui pouvait rappeler le passé. Je reconnaissais bien, parmi le mobilier neuf du salon, quelques meubles de Fongueusemare; mais ce passé qui frémissait en moi, il semblait que Juliette à présent l’ignorât ou prît à tâche de nous en distraire.
Deux garçons de douze et treize ans jouaient dans l’escalier; elle les appela pour me les présenter. Lise, l’aînée de ses enfants, avait accompagné son père à Aigues-Vives. Un autre garçon de dix ans allait rentrer de promenade; c’est celui dont Juliette m’avait annoncé la naissance prochaine en m’annonçant aussi notre deuil. Cette dernière grossesse ne s’était pas terminée sans peine; Juliette en était restée longtemps éprouvée; puis, l’an passé, comme se ravisant, elle avait donné le jour à une petite fille qu’il semblait, à l’entendre parler, qu’elle préférât à ses autres enfants.
– Ma chambre, où elle dort, est à côté, dit-elle; viens la voir. Et comme je la suivais: – Jérôme, je n’ai pas osé te l’écrire… consentirais-tu à être parrain de cette petite?
– Mais j’accepte volontiers, si cela doit t’être agréable, dis-je, un peu surpris, en me penchant vers le berceau. Quel est le nom de ma filleule?
– Alissa… répondit Juliette à voix basse. Elle lui ressemble un peu, ne trouves-tu pas?
Je serrai la main de Juliette sans répondre. La petite Alissa, que sa mère soulevait, ouvrit les yeux; je la pris dans mes bras.
– Quel bon père de famille tu ferais! dit Juliette en essayant de rire. Qu’attends-tu pour te marier?
– D’avoir oublié bien des choses; – et je la regardai rougir.
– Que tu espères oublier bientôt?
– Que je n’espère pas oublier jamais.
– Viens par ici, dit-elle brusquement, en me précédant dans une pièce plus petite et déjà sombre, dont une porte ouvrait sur sa chambre et l’autre sur le salon. C’est là que je me réfugie quand j’ai un instant; c’est la pièce la plus tranquille de la maison; je m’y sens presque à l’abri de la vie.
La fenêtre de ce petit salon n’ouvrait pas, comme celle des autres pièces, sur les bruits de la ville, mais sur une sorte de préau planté d’arbres.
– Asseyons-nous, dit-elle en se laissant tomber dans un fauteuil. – Si je te comprends bien, c’est au souvenir d’Alissa que tu prétends rester fidèle.
Je fus un instant sans répondre.
– Peut-être plutôt à l’idée qu’elle se faisait de moi… Non, ne m’en fais pas un mérite. Je crois que je ne puis faire autrement. Si j’épousais une autre femme, je ne pourrais faire que semblant de l’aimer.
– Ah! fit-elle, comme indifférente, puis détournant de moi son visage qu’elle penchait à terre comme pour chercher je ne sais quoi de perdu: – Alors tu crois qu’on peut garder si longtemps dans son cœur un amour sans espoir?
– Oui, Juliette.
– Et que la vie peut souffler dessus chaque jour sans l’éteindre?…
Le soir montait comme une marée grise, atteignant, noyant chaque objet qui, dans cette ombre, semblait revivre et raconter à mi-voix son passé. Je revoyais la chambre d’Alissa, dont Juliette avait réuni là tous les meubles. À présent elle ramenait vers moi son visage, dont je ne distinguais plus les traits, de sorte que je ne savais pas si ses yeux n’étaient pas fermés. Elle me paraissait très belle. Et tous deux nous restions à présent sans rien dire.
– Allons! fit-elle enfin; il faut se réveiller…
Je la vis se lever, faire un pas en avant, retomber comme sans force sur une chaise voisine; elle passa ses mains sur son visage et il me parut qu’elle pleurait…
Une servante entra, qui apportait la lampe.
(1909)
[1]La Porte Étroite a paru d’abord, en 1909, dans les premiers numéros de La Nouvelle Revue Française .
Il est une longue page que le romancier avait d’abord placée en tête du chapitre VIII, et qu’il décida au dernier moment de supprimer. Ce passage inédit a été publié pour la première fois par M. Pierre Mazars, dans le numéro du 21 février 1959 du Figaro Littéraire , à l’occasion du cinquantenaire de La Nouvelle Revue Française :
Mon histoire est près de sa fin. Car du récit de ma propre vie, qu’ai-je à faire? Pourquoi raconterais-je ici l’effort que, sous un nouveau ciel, je tentai pour me reprendre enfin au bonheur… Parfois, tant je m’évertuais, oubliant brusquement mon but, il me semblait encore que je ne m’efforçais que vers elle, tant j’imaginais mal un acte de vertu qui ne me rapprochât pas d’Alissa. Hélas! N’avais-je pas fait d’elle la forme même de ma vertu? C’était contre ma vertu même que, pour m’écarter d’elle, il fallait enfin me tourner. Et je me plongeais alors dans la plus absurde débauche, m’abandonnais jusqu’à l’illusion de supprimer en moi tout vouloir. Mais c’est vers le versant du souvenir qu’abandonnée retombait toujours ma pensée; et je restais alors des heures, des journées, ne m’en pouvant plus ressaisir.
Puis un affreux sursaut de nouveau m’arrachait à ma léthargie. Je reprenais élan. J’appliquais mon esprit à ruiner en moi ce qui naguère avait été l’édifice de mon bonheur, à dévaster mon amour et ma foi. Je peinais.
Dance travail s ce chaos, que pouvait valoir mon travail! Comme auparavant mon amour, le désespoir à présent semblait être l’unique lieu de mes pensées et je n’en reconnaissais aucune que ne me la présentât mon ennui. Aujourd’hui que je hais et sens que ma valeur s’est perdue, je doute si c’est par l’amour… non! mais pour avoir douté de l’amour.