– Eh bien! Es-tu fiancé? me demanda Abel dès que nous fûmes seuls de nouveau.
– Mon cher, il n’en est plus question, répondis-je, ajoutant aussitôt, d’un ton qui coupait court à toute nouvelle question: – Et cela vaut beaucoup mieux ainsi. Jamais je n’ai été plus heureux que ce soir.
– Moi non plus, s’écria-t-il; puis, brusquement, me sautant au cou: – Je m’en vais te dire quelque chose d’admirable, d’extraordinaire! Jérôme, je suis amoureux fou de Juliette! Déjà je m’en doutais un peu l’an dernier; mais j’ai vécu depuis, et je n’avais rien voulu te dire avant d’avoir revu tes cousines. À présent, c’en est fait; ma vie est prise.
J’aime, que dis-je aimer – j’idolâtre Juliette!
Depuis longtemps il me semblait bien que j’avais pour toi une espèce d’affection de beau-frère…
Puis, riant et jouant, il m’embrassait à tour de bras et se roulait comme un enfant sur les coussins du wagon qui nous ramenait à Paris. J’étais tout suffoqué par son aveu, et quelque peu gêné par l’appoint de littérature que je sentais s’y mêler; mais le moyen de résister à tant de véhémence et de joie?…
– Enfin quoi! t’es-tu déclaré? parvins-je à lui demander entre deux effusions.
– Mais non! mais non, s’écria-t-il; je ne veux pas brûler le plus charmant chapitre de l’histoire.
Le meilleur moment des amours
N’est pas quand on a dit: Je t’aime…
Voyons! tu ne vas pas me reprocher cela, toi, le maître de la lenteur.
– Mais enfin, repris-je un peu agacé, penses-tu qu’elle, de son côté…
– Tu n’as donc pas remarqué son trouble en me revoyant! Et tout le temps de notre visite, cette agitation, ces rougeurs, cette profusion de paroles!… Non, tu n’as rien remarqué, naturellement; parce que tu es tout occupé d’Alissa… Et comme elle me questionnait! comme elle buvait mes paroles! Son intelligence s’est rudement développée, depuis un an. Je ne sais où tu avais pu prendre qu’elle n’aimait pas la lecture; tu crois toujours qu’il n’y en a que pour Alissa… Mais mon cher, c’est étonnant tout ce qu’elle connaît! Sais-tu à quoi nous nous sommes amusés avant le dîner? À nous remémorer une Canzone du Dante; chacun de nous récitait un vers; et elle me reprenait quand je me trompais. Tu sais bien:
Amor che nella mente mi ragiona.
– Tu ne m’avais pas dit qu’elle avait appris l’italien.
– Je ne le savais pas moi-même, dis-je assez surpris.
– Comment! Au moment de commencer la Canzone , elle m’a dit que c’était toi qui la lui avais fait connaître.
– Elle m’aura sans doute entendu la lire à sa sœur, un jour qu’elle cousait ou brodait auprès de nous, comme elle fait souvent; mais du diable si elle a laissé paraître qu’elle comprenait.
– Vrai! Alissa et toi, vous êtes stupéfiants d’égoïsme. Vous voilà tout confits dans votre amour, et vous n’avez pas un regard pour l’éclosion admirable de cette intelligence, de cette âme! Ce n’est pas pour me faire un compliment, mais tout de même il était temps que j’arrive… Mais non, mais non, je ne t’en veux pas, tu vois bien, disait-il en m’embrassant encore. Seulement, promets-moi: pas un mot de tout ça à Alissa. Je prétends mener mon affaire tout seul. Juliette est prise, c’est certain, et assez pour que j’ose la laisser jusqu’aux prochaines vacances. Je pense même ne pas lui écrire d’ici là. Mais, le congé du nouvel an, toi et moi, nous irons le passer au Havre, et alors…
– Et alors?…
– Eh bien, Alissa apprendra tout d’un coup nos fiançailles. Je compte mener ça rondement. Et sais-tu ce qui va se passer? Ce consentement d’Alissa, que tu n’es pas capable de décrocher, je te l’obtiendrai par la force de notre exemple. Nous lui persuaderons qu’on ne peut célébrer notre mariage avant le vôtre…
Il continuait, me submergeait sous un intarissable flux de paroles qui ne s’arrêta même pas à l’arrivée du train à Paris, même pas à notre rentrée à Normale, car, bien que nous eussions fait à pied le chemin de la gare à l’École, et malgré l’heure avancée de la nuit, Abel m’accompagna dans ma chambre, où nous prolongeâmes la conversation jusqu’au matin.
L’enthousiasme d’Abel disposait du présent et de l’avenir. Il voyait, racontait déjà nos doubles noces; imaginait, peignait la surprise et la joie de chacun; s’éprenait de la beauté de notre histoire, de notre amitié, de son rôle dans mes amours. Je me défendais mal contre une si flatteuse chaleur, m’en sentais enfin pénétré et cédais doucement à l’attrait de ses propositions chimériques. À la faveur de notre amour, se gonflaient notre ambition et notre courage; à peine au sortir de l’École, notre double mariage béni par le pasteur Vautier, nous partions tous les quatre en voyage; puis nous lancions dans d’énormes travaux, où nos femmes devenaient volontiers nos collaboratrices. Abel, que le professorat attirait peu et qui se croyait né pour écrire, gagnait rapidement, au moyen de quelques pièces à succès, la fortune qui lui manquait; pour moi, plus attiré par l’étude que par le profit qui peut en revenir, je pensais m’adonner à celle de la philosophie religieuse, dont je projetais d’écrire l’histoire… Mais que sert de rappeler ici tant d’espoirs?
Le lendemain nous nous plongeâmes dans le travail.
Le temps, jusqu’aux vacances du nouvel an, était si court que, tout exaltée par mon dernier entretien avec Alissa, ma foi put ne pas défaillir un instant. Ainsi que je me l’étais promis, je lui écrivais très longuement chaque dimanche: les autres jours, me tenant à l’écart de mes camarades et ne fréquentant guère qu’Abel, je vivais avec la pensée d’Alissa et couvrais mes livres favoris d’indications à son usage, soumettant à l’intérêt qu’elle y pourrait prendre l’intérêt que moi-même y cherchais. Ses lettres ne laissaient pas de m’inquiéter; encore qu’elle répondît assez régulièrement aux miennes, je croyais voir plutôt, dans son zèle à me suivre, un souci d’encourager mon travail, qu’un entraînement de son esprit; et même il me semblait, tandis qu’appréciations, discussions, critiques ne m’étaient qu’un moyen d’exprimer ma pensée, qu’au contraire elle s’aidât de tout cela pour me cacher la sienne. Parfois je doutais si elle ne s’en faisait pas un jeu… N’importe! bien résolu à ne me plaindre de rien, je ne laissais dans mes lettres rien percer de mon inquiétude.
Vers la fin de décembre, nous partîmes donc pour le Havre, Abel et moi.
Je descendis chez ma tante Plantier. Elle n’était pas à la maison quand j’arrivai. Mais à peine avais-je eu le temps de m’installer dans ma chambre qu’un domestique vint m’avertir qu’elle m’attendait dans le salon.
Elle ne se fut pas plus tôt informée de ma santé, de mon installation, de mes études que, se laissant aller sans plus de précautions à son affectueuse curiosité:
– Tu ne m’as pas encore dit, mon enfant, si tu avais été content de ton séjour à Fongueusemare? As-tu pu avancer un peu tes affaires?
Il fallait endurer la maladroite bonhomie de ma tante; mais pour pénible qu’il me fût d’entendre traiter si sommairement des sentiments que les mots les plus purs et les plus doux me semblaient brutaliser encore, cela était dit sur un ton si simple et si cordial qu’il eût été stupide de s’en fâcher. Néanmoins je me rebiffai d’abord quelque peu:
– Ne m’avez-vous pas dit au printemps que vous considériez des fiançailles comme prématurées?
– Oui, je sais bien; on dit cela d’abord, repartit-elle en s’emparant d’une de mes mains qu’elle pressa pathétiquement dans les siennes. Et puis, à cause de tes études, de ton service militaire, vous ne pouvez pas vous marier avant nombre d’années, je sais bien. D’ailleurs, moi, personnellement, je n’approuve pas beaucoup les longues fiançailles; cela fatigue les jeunes filles… Mais c’est quelquefois bien touchant… Au reste, il n’est pas nécessaire de rendre les fiançailles officielles… seulement cela permet de faire comprendre – oh! discrètement – qu’il n’est plus nécessaire de chercher pour elles; et puis cela autorise votre correspondance, vos rapports; et, enfin, si quelque autre parti se présentait de lui-même – et cela pourrait bien arriver, insinua-t-elle avec un sourire pertinent, – cela permet de répondre délicatement que… non; que ce n’est pas la peine. Tu sais qu’on est venu demander la main de Juliette! Elle a été très remarquée, cet hiver. Elle est encore un peu jeune; et c’est aussi ce qu’elle a répondu; mais le jeune homme propose d’attendre; – ce n’est plus précisément un jeune homme… bref, c’est un excellent parti; quelqu’un de très sûr; du reste tu le verras demain; il doit venir à mon arbre de Noël. Tu me diras ton impression.
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