Sont-ce là précisément ses paroles? je ne puis l’affirmer, car, je vous le dis, j’étais si plein de mon amour qu’à peine entendais-je, auprès, quelque autre expression que la sienne.
Nous arrivions près du rond-point; nous allions revenir sur nos pas, quand, sortant de l’ombre, Alissa se montra tout à coup. Elle était si pâle que Juliette se récria.
– En effet, je ne me sens pas très bien, balbutia hâtivement Alissa. L’air est frais. Je crois que je ferais mieux de rentrer. Et tout aussitôt nous quittant, elle s’en retourna d’un pas rapide, vers la maison.
– Elle a entendu ce que nous disions, s’écria Juliette dès qu’Alissa se fut un peu éloignée.
– Mais nous n’avons rien dit qui puisse la peiner. Au contraire…
– Laisse-moi, dit-elle en s’élançant à la poursuite de sa sœur.
Cette nuit, je ne pus dormir. Alissa avait paru au dîner, puis s’était retirée aussitôt après, se plaignant de migraine. Qu’avait-elle entendu de notre conversation? Et je me remémorais inquiètement nos paroles. Puis je songeais que peut-être j’avais eu tort, marchant trop près de Juliette, d’abandonner mon bras autour d’elle; mais c’était habitude d’enfant; et maintes fois déjà Alissa nous avait vus marchant ainsi. Ah! triste aveugle que j’étais, cherchant mes torts en tâtonnant, de n’avoir pas songé un instant que les paroles de Juliette, que j’avais si mal écoutées et dont je me souvenais si mal, Alissa les avait peut-être mieux entendues. N’importe! égaré par mon inquiétude, épouvanté à l’idée qu’Alissa pût douter de moi, et n’imaginant pas d’autre péril, je me résolus, malgré ce que j’en avais pu dire à Juliette, et peut-être impressionné par ce qu’elle m’en avait dit, je me résolus à vaincre mes scrupules, mon appréhension et à me fiancer le lendemain.
C’était la veille de mon départ. Je pouvais attribuer à cela sa tristesse. Il me parut qu’elle m’évitait. Le jour passait sans que j’eusse pu la rencontrer seule; la crainte de devoir partir avant de lui avoir parlé me poussa jusque dans sa chambre peu de temps avant le dîner; elle mettait un collier de corail et pour l’attacher levait les bras et se penchait, tournant le dos à la porte et regardant par-dessus son épaule, dans un miroir entre deux flambeaux allumés. C’est dans le miroir qu’elle me vit d’abord et qu’elle continua de me regarder quelques instants, sans se retourner.
– Tiens! Ma porte n’était donc pas fermée? dit-elle.
– J’ai frappé; tu n’as pas répondu, Alissa, tu sais que je pars demain?
Elle ne répondit rien, mais posa sur la cheminée le collier qu’elle ne parvenait pas à agrafer. Le mot: fiançailles me paraissait trop nu, trop brutal, j’employai je ne sais quelle périphrase à la place. Dès qu’Alissa me comprit, il me parut qu’elle chancela, s’appuya contre la cheminée… mais j’étais moi-même si tremblant que craintivement j’évitais de regarder vers elle.
J’étais près d’elle et, sans lever les yeux, lui pris la main; elle ne se dégagea pas, mais, inclinant un peu son visage et soulevant un peu ma main, elle y posa ses lèvres et murmura, appuyée à demi contre moi:
– Non, Jérôme, non; ne nous fiançons pas, je t’en prie…
Mon cœur battait si fort que je crois qu’elle le sentit; elle reprit plus tendrement: – Non, pas encore…
Et comme je lui demandais:
– Pourquoi?
– Mais c’est moi qui peux te demander: pourquoi? pourquoi changer?
Je n’osais lui parler de la conversation de la veille, mais sans doute elle sentit que j’y pensais, et, comme une réponse à ma pensée, dit en me regardant fixement:
– Tu te méprends, mon ami: je n’ai pas besoin de tant de bonheur. Ne sommes-nous pas heureux ainsi?
Elle s’efforçait en vain à sourire.
– Non, puisque je dois te quitter.
– Écoute, Jérôme, je ne puis te parler ce soir… Ne gâtons pas nos derniers instants… Non, non. Je t’aime autant que jamais; rassure-toi. Je t’écrirai; je t’expliquerai. Je te promets de t’écrire, dès demain… dès que tu seras parti. – Va, maintenant! Tiens, voici que je pleure… laisse-moi.
Elle me repoussait, m’arrachait d’elle doucement – et ce furent là nos adieux, car ce soir je ne pus plus rien lui dire et, le lendemain, au moment de mon départ, elle s’enferma dans sa chambre. Je la vis à sa fenêtre me faire signe d’adieu en regardant s’éloigner la voiture qui m’emportait.
Je n’avais presque pas pu voir Abel Vautier cette année; devançant l’appel, il s’était engagé, tandis que je préparais ma licence en redoublant une rhétorique. De deux ans moins âgé qu’Abel, j’avais remis mon service à la sortie de l’École Normale, où tous deux nous devions entrer cette année.
Nous nous revîmes avec plaisir. Au sortir de l’armée, il avait voyagé plus d’un mois. Je craignais de le trouver changé; simplement il avait pris plus d’assurance, mais sans rien perdre de sa séduction. L’après-midi qui précéda la rentrée, et que nous passâmes au Luxembourg, je ne pus retenir ma confidence et lui parlai longuement de mon amour, que, du reste, il connaissait déjà. Il avait, cette année, acquis quelque pratique des femmes, ce qui lui permettait un air de supériorité un peu fat, mais dont je ne m’offensai point. Il me plaisanta pour ce que je n’avais pas su poser mon dernier mot, comme il disait, émettant en axiome qu’il ne faut jamais laisser une femme se ressaisir. Je le laissai dire, mais pensai que ses excellents arguments n’étaient bons ni pour moi ni pour elle et qu’il montrait tout simplement qu’il ne nous comprenait pas bien.
Le lendemain de notre arrivée, je reçus cette lettre:
Mon cher Jérôme,
J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu me proposais (ce que je proposais! appeler ainsi nos fiançailles!). J’ai peur d’être trop âgée pour toi. Cela ne te paraît peut-être pas encore parce que tu n’as pas encore eu l’occasion de voir d’autres femmes; mais je songe à ce que je souffrirais plus tard, après m’être donnée à toi, si je vois que je ne puis plus te plaire. Tu vas t’indigner beaucoup, sans doute, en me lisant; je crois entendre tes protestations: pourtant je te demande d’attendre encore que tu sois un peu plus avancé dans la vie.
Comprends que je ne parle ici que pour toi-même, car pour moi je crois bien que je ne pourrai jamais cesser de t’aimer.
ALISSA.
Cesser de nous aimer! Mais pouvait-il être question de cela! – J’étais encore plus étonné qu’attristé, mais si bouleversé que je courus aussitôt montrer cette lettre à Abel.
– Eh bien, que comptes-tu faire? dit celui-ci, après avoir lu la lettre en hochant la tête et les lèvres serrées. Je soulevai les bras, plein d’incertitude et de désolation. – J’espère au moins que tu ne vas pas répondre! Quand on commence à discuter avec une femme, on est perdu… Écoute: en couchant au Havre samedi, nous pouvons être à Fongueusemare dimanche matin et rentrer ici pour le premier cours de lundi. Je n’ai pas revu tes parents depuis mon service; c’est un prétexte suffisant et qui me fait honneur. Si Alissa voit que ce n’est qu’un prétexte, tant mieux! Je m’occuperai de Juliette pendant que tu causeras avec sa sœur. Tu tâcheras de ne pas faire l’enfant… À vrai dire, il y a dans ton histoire quelque chose que je ne m’explique pas bien; tu n’as pas dû tout me raconter… N’importe! J’éclaircirai ça… Surtout n’annonce pas notre arrivée: il faut surprendre ta cousine et ne pas lui laisser le temps de s’armer.
Le cœur me battait fort en poussant la barrière du jardin. Juliette aussitôt vint à notre rencontre en courant. Alissa, occupée à la lingerie, ne se hâta pas de descendre. Nous causions avec mon oncle et Miss Ashburton lorsqu’enfin elle entra dans le salon. Si notre brusque arrivée l’avait troublée, du moins sut-elle n’en rien laisser voir; je pensais à ce que m’avait dit Abel et que c’était précisément pour s’armer contre moi qu’elle était restée si longtemps sans paraître. L’extrême animation de Juliette faisait paraître encore plus froide sa réserve. Je sentis qu’elle désapprouvait mon retour; du moins cherchait-elle à montrer dans son air une désapprobation derrière laquelle je n’osais chercher une secrète émotion plus vive. Assise assez loin de nous, dans un coin, près d’une fenêtre, elle paraissait tout absorbée dans un ouvrage de broderie, dont elle repérait les points en remuant les lèvres. Abel parlait; heureusement! car, pour moi, je ne m’en sentais pas la force, et sans les récits qu’il faisait de son année de service et de son voyage, les premiers instants de ce revoir eussent été mornes. Mon oncle lui-même semblait particulièrement soucieux.
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