– J’aimerais mieux ne pas le vendre, dit M. Shelby d’un ton soucieux. Le fait est que je suis un homme humain, et qu’il me répugne d’enlever l’enfant à sa mère.
– Ah! ça vous répugne? – oui – c’est assez naturel. Je comprends. Il est horriblement désagréable quelquefois d’avoir affaire aux femmes. Je hais toutes ces criailleries, toutes ces pleurnicheries! mais j’ai ma façon d’arranger les choses. Il n’y a qu’à envoyer la mère un peu loin, pour un jour, ou deux, pour une semaine, c’est selon; alors tout se fait tranquillement – c’est fini quand elle revient. Votre femme pourrait lui donner une paire de pendants d’oreilles, une robe neuve, ou quelque autre bagatelle, pour l’indemniser.
– Je craindrais que cela ne suffît pas.
– Oh! que si, Dieu vous bénisse! Ces créatures-là ne sont pas comme les blanches, voyez-vous: elles passent vite là-dessus, pour peu qu’on sache s’y prendre. Il y en a qui prétendent, ajouta le marchand d’un air candide et confidentiel, que notre genre de commerce endurcit le cœur. Eh bien, je ne m’en suis jamais aperçu. Il est vrai que je n’opère pas comme certaines gens. J’en ai vu arracher l’enfant des bras de la mère, et le mettre en vente, la femme criant tout le temps comme une folle. – C’est une détestable méthode! – l’article s’endommage, et devient quelquefois tout à fait impropre au service. J’ai connu, à Orléans [10]une superbe fille que ce procédé a complètement perdue. L’homme qui la marchandait ne voulait pas de son marmot. C’était une de ces femmes de race, qui ne sont pas commodes quand le sang leur monte à la tête. Elle serrait l’enfant dans ses bras, elle s’y cramponnait; elle parlait!… C’était terrible à voir et à entendre! Rien que d’y songer, mon sang se fige! Quand, après lui avoir enlevé l’enfant de force, ils l’enfermèrent, elle tourna folle furieuse, et mourut au bout d’une semaine. Un déficit net de mille dollars, monsieur! et cela faute de s’y bien prendre. Il vaut toujours mieux faire les choses humainement: c’est mon principe.»
Le marchand se renversa sur sa chaise, et croisa les bras d’un air de vertueux contentement, se croyant pour le moins un second Wilberforce.
Il semblait avoir ce sujet fort à cœur; car tandis que M. Shelby, tout pensif, pelait une orange, il reprit avec une certaine modestie, et comme poussé par la force de ses convictions:
«Il ne convient guère de se louer soi-même; mais je le dis parce que c’est la pure vérité. Je passe pour amener au marché les plus beaux troupeaux de nègres, – du moins on me l’a dit, non pas une fois, mais cent, – tous articles en bon état – gras, dispos! je perds aussi peu d’hommes que n’importe lequel de mes confrères, – et cela, grâce à ma manière de procéder. Je m’en vante, monsieur, l’humanité est mon fort, la clef de voûte de mes opérations.
M. Shelby, ne sachant que dire, murmura: «En vérité!
– Eh bien! on s’est moqué de mes principes, monsieur; on m’en raille: ils ne sont pas populaires; mais j’y ai tenu, j’y tiens, et j’y tiendrai; d’autant plus que j’ai réalisé par eux d’assez beaux bénéfices; ils ont payé leur fret, intérêt et capital, monsieur!» Le marchand se mit à rire de sa plaisanterie.
Il y avait quelque chose de si piquant, de si original dans ces commentaires sur l’humanité, que M. Shelby ne put s’empêcher de rire de compagnie. Peut-être riez-vous aussi, ami lecteur? mais vous savez que l’humanité revêt de nos jours des formes si étranges et si diverses, qu’il n’y a point de terme aux étrangetés que se permettent de dire et de faire ceux qui se prétendent humains.
Le rire de M. Shelby encouragea le marchand d’hommes.
«C’est singulier, poursuivit-il, je n’ai jamais pu faire entrer mes idées dans la tête des gens. Par exemple, Tom Loker, mon ancien associé, là-bas, à Natchez. C’était un habile homme, mais un vrai démon avec les nègres. Affaire de principe, voyez-vous! car jamais un meilleur garçon ne mangea le pain du bon Dieu. C’était son système , monsieur. Je lui disais souvent: «Tom, quand les filles se mettent à pleurer, à quoi sert de les frapper si fort sur la tête, de les assommer à coup de poing les unes après les autres? C’est ridicule; et qu’en résulte-t-il de bon? Je ne vois pas de mal à ce qu’elle pleurent: je dis que c’est la nature, et si la nature ne peut pas se dégonfler d’un côté, il faut bien qu’elle se dégonfle de l’autre. D’ailleurs, ça vous les gâte, vos filles; elles deviennent maladives; leur bouche pend: il y en a qui tournent tout à fait laides – particulièrement les jeunes, et alors c’est le diable pour s’en défaire.» Je lui disais aussi: «Ne pourriez-vous les cajoler un peu, leur lâcher de temps en temps quelque bonne parole? Comptez-y, Tom, un brin d’humanité jeté par-ci, par-là, va plus loin que tous vos coups de fouet et de bâton, et il y a plus de bénéfice, soyez-en sûr.» Mais Tom Loker n’y avait pas la main: et il m’en a tant éreinté que je me suis vu forcé de rompre avec lui, quoique ce fût un bon cœur et un homme d’affaires fini.
– Et votre méthode donne-t-elle réellement de meilleurs résultats?
– Oui, certes, monsieur. Pour peu que la chose se puisse, je prends mes précautions, comme d’éloigner les mères lors de la vente des petits – loin des yeux, loin du cœur, vous savez. Quand c’est fait, et qu’on n’y peut plus rien, il faut bien prendre son parti. Ce n’est pas comme les blancs, qui sont élevés dans l’idée qu’ils pourront garder leurs femmes, leurs enfants, et tout le reste. Des nègres, bien dressés, ne doivent s’attendre à rien de pareil, et les choses ne s’en passent que mieux.
– Alors, j’ai peur que les miens ne soient pas bien dressés, dit M. Shelby.
– Je me doute que non. Vous autres gens du Kentucky, vous gâtez vos nègres. À bonne intention; mais c’est leur rendre un fichu service, après tout. Un beau cadeau à faire à un nègre, qui est destiné à être ballotté, fouetté, ébréché, vendu à Pierre, à Paul, à Dieu sait qui; beau cadeau que de lui donner des idées et des espérances! S’il a été dorloté au début, il n’en sera que plus mal préparé aux chutes et aux chocs de la route. Tenez, je parierais que vos nègres auraient la mine terriblement allongée, là où les nègres des plantations ne font que chanter et sauter comme des possédés. Chacun, monsieur Shelby, a naturellement bonne opinion de sa méthode. Moi, je crois que je traite les nègres précisément comme il faut les traiter.
– On est heureux d’être content de soi, dit M. Shelby, avec un léger haussement d’épaules et en laissant percer une nuance de dégoût.
– Eh bien, reprit Haley, après que tous deux eurent épluché leurs noix en silence pendant quelque temps, qu’en dites-vous?
– J’y réfléchirai, et j’en causerai avec ma femme. En attendant, Haley, si vous voulez opérer d’une façon tranquille, veillez à ce que votre genre de trafic ne s’ébruite pas dans le voisinage. Pour peu qu’il en transpire quelque chose, vous n’aurez pas bon marché de mes hommes, je vous en avertis.
– Oh! c’est entendu: motus. Mais, je suis diablement pressé, et je voudrais savoir le plus tôt possible à quoi m’en tenir.» Tout en parlant, il se leva, et passa son surtout.
«En ce cas, revenez ce soir, de six à sept, vous aurez ma réponse.» Le marchand salua et sortit. «Que j’aurais eu plaisir à lancer le drôle d’un coup de pied au bas des marches, lui et son impudence! murmura M. Shelby, quand la porte fut bien refermée. Mais il m’a en son pouvoir. Si quelqu’un m’eût jamais dit que je vendrais Tom à l’un de ces misérables trafiquants du Sud, j’aurais répondu: «Ton serviteur est-il un chien que tu le juges capable d’une telle chose?» Et maintenant, il en faut venir là. Et l’enfant d’Éliza donc! Je sais que j’aurai maille à partir avec ma femme à ce propos, et aussi pour l’affaire de Tom. Voilà où aboutissent les dettes!… Ah! le drôle connaît ses avantages et en profite.»
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