Le mourant, que la joie de revoir son jeune maître avait rempli d’une force éphémère, s’affaissa tout à coup. Les ressorts se détendirent, les yeux se fermèrent; et sur son visage apparut ce mystérieux, ce sublime changement qui parle d’une autre vie.
Il commença à respirer par longues et profondes aspirations; sa large poitrine se soulevait et s’abaissait pesamment; mais l’expression des traits était celle du triomphe.
«Oh! qui nous séparera – jamais – de l’amour – du Christ!» Il dit, d’une voix à peine murmurée, et avec un sourire s’endormit dans le Seigneur.
George demeurait frappé de respect: il lui semblait être dans un lieu consacré; et lorsqu’il se releva, après avoir fermé les yeux sans vie, il n’avait plus qu’une pensée, – celle que son vieil ami avait exprimée: «Quelle grande chose que d’être chrétien!»
Il se détourna: Legris, l’air sombre, était debout derrière lui.
La sérénité de cette scène de mort réprima l’impétuosité des passions de la jeunesse. La présence de l’homme n’excita plus chez George qu’un sentiment de profond dégoût, et l’impatient désir de s’en délivrer le plus vite et avec le moins de paroles possible.
Fixant ses yeux noirs et perçants sur Legris, du doigt il montra le mort, et dit simplement: «Vous avez tiré de lui tout ce que vous en pouviez jamais avoir. Combien voulez-vous du corps? je désire l’emporter et le faire enterrer décemment.
– Je ne vends pas des nègres morts, repartit Legris d’un ton bourru; enterrez-le où et comme il vous plaira.
– Garçons, dit George avec autorité à deux ou trois nègres qui restaient là à regarder le corps, aidez-moi à le soulever et à le porter dans ma voiture, et donnez-moi une bêche.»
Un d’eux courut en chercher une; les deux autres aidèrent George à transporter le cadavre.
Le jeune homme n’adressa ni une parole ni un regard à Legris qui, sans contremander ses ordres, demeurait là debout, sifflant avec une insouciance affectée. Il les suivit, d’un air de mauvaise humeur, jusqu’à la voiture qui était arrêtée devant la porte de la maison.
George étendit son manteau, fit placer soigneusement le corps dessus, – dérangeant le siège pour faire place. Enfin il se retourna, regarda fixement Legris, et lui dit avec un sang-froid contraint:
«Je ne vous ai pas déclaré ma pensée sur toute cette atroce affaire; – ce n’est ni l’heure ni le moment. Mais, monsieur, ce sang innocent obtiendra justice. Je proclamerai ce meurtre sur les toits, s’il le faut! et je vous accuse devant le premier magistrat que je pourrai trouver.
– Allez! dit Legris faisant claquer dédaigneusement ses doigts. J’aurai plaisir à vous voir vous démener. Où comptez-vous prendre vos témoins, s’il vous plaît? – Où sont vos preuves? Allez! bon courage!»
George vit toute la portée de ce défi. Il n’y avait pas un blanc sur l’habitation; or, dans tous les tribunaux du Sud, le témoignage des gens de couleur n’est pas admis. Il lui sembla dans ce moment que le cri d’indignation qu’il refoulait au fond de son cœur pouvait pénétrer la voûte des cieux pour en faire descendre la justice; vain espoir!
«Après tout, que d’embarras pour un nègre mort!» dit Legris.
Ce mot fut une étincelle dans une poudrière. La prudence n’est pas la vertu des jeunes gens du Kentucky. George se retourna, et d’un coup violemment asséné, terrassa Legris. Debout sur le misérable tombé la face contre terre, il ressemblait à son patron triomphant de l’esprit du mal.
Il est certains hommes quî n’en valent décidément que mieux pour être bien rossés; ils respectent tout de suite l’homme qui les a roulés dans la poussière. Legris était de ces natures-là. Lorsqu’il se fut relevé, et qu’il eut secoué un peu ses habits, il suivit des yeux, avec une sorte de considération, la voiture qui s’éloignait lentement; et il ne rouvrit la bouche que lorsqu’elle fut hors de vue.
Au delà des limites de la plantation, George avait remarqué, en venant, un petit tertre sec, sablonneux et ombragé de quelques arbres. C’est là qu’ils creusèrent la fosse.
«Faut-il ôter le manteau, massa? demandèrent les nègres lorsque la fosse fut prête.
– Non, non; – enterrez-le avec lui. C’est tout ce que je puis te donner maintenant, mon pauvre ami, cher oncle Tom! et tu l’auras.»
Ils le déposèrent enveloppé du manteau, et les hommes rejetèrent la terre, pelletée à pelletée, en silence. La fosse comblée, ils la recouvrirent de gazon.
«Vous pouvez vous en aller, mes enfants, dit George glissant une pièce d’argent dans la main de chacun, mais ils demeurèrent là, hésitant.
– Si jeune maître voulait nous acheter?… dit enfin l’un d’eux.
– Nous, servir lui fidèlement, ajouta l’autre.
– Les temps si durs, ici! jeune maître, dit le premier. Oh! maître, par grâce, achetez-nous! s’il vous plait!
– Je ne puis! – je ne le puis pas! dit George avec tristesse, et leur faisant de la main signe de s’éloigner. C’est impossible.»
Les pauvres gens désolés se retirèrent en silence et la tête basse.
«Sois moi témoin, Dieu éternel! dit George s’agenouillant sur la tombe de son pauvre ami; oh! je te prends à témoin, qu’à partir de cette heure je ferai tout ce qu’un homme peut faire pour chasser de mon pays la malédiction de l’esclavage.»
Il n’y a pas une pierre pour marquer le lieu où repose notre ami. Qu’a-t-il besoin de monument! Le Seigneur sait où le trouver pour le relever immortel au jour où il apparaîtra dans sa gloire.
Ne le plaignez pas. Une telle vie, une telle mort ne demandent pas de larmes. Ce n’est ni dans la richesse, ni dans la puissance qu’éclate la gloire de Dieu, mais dans l’amour souffrant et dévoué. Bénis sont ceux qu’il appelle à le suivre et à porter sa croix après lui avec patience! C’est d’eux qu’il est écrit: «Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés.»
Une histoire de revenants authentique.
Les légendes sépulcrales circulaient plus que jamais dans la maison de Legris.
On affirmait tout bas avoir entendu, au profond de la nuit, des pas descendre l’escalier du grenier et rôder dans les corridors. En vain avait-on fermé la porte du dernier étage, le revenant avait en poche une double clef, ou, usant du privilège acquis de temps immémorial aux fantômes, passait par le trou de la serrure, et paradait comme devant, avec une audace tout à fait alarmante.
Quant aux formes extérieures du spectre, les rapports variaient beaucoup, grâce à une coutume fort répandue parmi les noirs – et aussi parmi les blancs – de fermer les yeux en pareille occasion, et de se cacher la tête sous des couvertures, des jupons, ou tout autre voile à proximité de la main. Or, qui ne sait que quand les yeux du corps donnent leur démission, les yeux de l’esprit n’en sont que plus éveillés et plus perçants. Il y avait donc bon nombre de portraits en pied du fantôme, tous attestés et garantis ressemblants, bien que, comme il arrive souvent des portraits, il n’y eut entre eux d’autre analogie que le costume classique des revenants, le grand drap blanc . Les pauvres esclaves, peu versés dans l’histoire ancienne, ne savaient pas que Shakespeare eût consacré ce détail pittoresque, en disant:
«Les morts enveloppés de draps parcouraient les rues de Rome, poussant des gémissements et des cris inarticulés [48] .»
Cette rencontre est un fait curieux de pneumalogie, que nous signalons à l’étude des spiritualistes.
Quoi qu’il en soit, nous savons, à n’en pas douter, qu’une grande figure, couverte d’un drap blanc, se promenait à des heures indues par toute la maison de Legris, franchissait les portes, glissait comme une ombre dans les pièces désertes, disparaissait par intervalles, et se montrait en haut du mystérieux escalier qui conduisait au fatal grenier; et cependant le lendemain tout était clos et aussi solidement verrouillé que la veille.
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