Tom leva les yeux, regarda Legris et répondit: «Maître, si vous étiez malade, ou en trouble, ou mourant, pour vous sauver je donnerais tout le sang de mon cœur; si, le tirer goutte à goutte de ce pauvre vieux corps, ça pouvait sauver votre précieuse âme, je le donnerais bien volontiers, comme le Sauveur a donné le sien pour moi. Ô maître! chargez pas votre âme d’un si gros péché! Il fera plus mal à vous que mal à moi! Allez au pire du pire, les tourments pour moi ça sera sitôt passé; mais pour vous, si vous ne vous repentez pas, ça n’aura jamais de fin!»
Ce fut comme un fragment de quelque étrange et céleste harmonie vibrant au travers des rugissements d’une tempête. Ce tendre élan de cœur amena une pause soudaine. Legris semblait pétrifié, et demeurait l’œil fixé sur Tom. Le silence était si profond que le bruit du balancier de la vieille horloge, marquant les dernières minutes de grâce et de merci accordées au repentir de cette âme endurcie, se faisaient entendre distinctement.
Ce ne fut qu’un instant; une hésitation de quelques secondes. – Le ressort se détendait; – mais l’esprit du mal revint sept fois plus terrible, sept fois plus furieux; Legris, écumant de rage, terrassa sa victime et la foula aux pieds.
Les scènes de meurtre et de supplice sont horribles à voir, et l’oreille n’en supporte pas le récit. Ce que l’homme a la force de faire, il n’a pas toujours celle de l’entendre raconter. Ce qu’il faut que notre prochain, frère par le sang, frère par la religion, endure, ne peut nous être dit, même seul à seul, dans le secret de notre intérieur; car ce récit serait une angoisse! Et cependant, ô mon pays, ces actes se font à l’ombre de tes lois! Ô Christ, ton Église les voit et ne réclame pas!
Mais aux temps jadis est né CELUI dont les souffrances ont transformé l’instrument de supplice, d’abjection et de honte en un symbole de gloire, d’honneur et d’immortalité. Quand son divin esprit est là, l’avilissante verge, l’insulte dégradante, les sanglantes atteintes, rehaussent encore les sublimes et dernières luttes du chrétien.
Était-elle seule, l’âme héroïque et tendre, durant la longue, longue nuit, sous ce vieux hangar où il supporta les coups multipliés, les horribles tortures?
Non; près du martyr, vu seulement par ses yeux, «semblable à un fils de Dieu [47],» se tenait Celui qui a souffert.
Le tentateur était là aussi, – aveuglé par une volonté despotique et furieuse; – il pressait Tom, de moment en moment, d’échapper à cette agonie, et de livrer l’innocence; mais le loyal, le noble cœur demeura ferme, attaché au roc éternel. Comme son Rédempteur, il savait que pour sauver les autres il fallait se sacrifier lui-même, et les plus cruelles extrémités ne purent arracher de lui autre chose que de pieuses paroles, que de saintes prières…
«Lui être presque fini, maître, dit Sambo, touché quoi qu’il fit, de la patience de la victime.
– Frappez jusqu’à ce qu’il cède! Allons! ferme! Appliquez fort, hurla Legris. Je lui tirerai les dernières gouttes de son sang, à moins qu’il ne parle, qu’il n’avoue!»
Tom entr’ouvrit les yeux, et regarda son maître: «Pauvre misérable créature, dit-il, il y en a tout ce que vous en pouvez faire. Je vous pardonne de toute mon âme, et il s’évanouit.
– Je crois, le diable m’emporte, qu’il est à bas pour tout de bon, dit Legris qui marcha en avant et le regarda. Ma foi, c’est fait! Sa maudite gueule se taira à la fin. – C’est toujours ça de gagné.»
Oui, Legris; mais qui fera taire la voix qui crie au fond de ton âme? Cette âme fermée au repentir, à la prière, à l’espoir, et dans laquelle s’allume le feu qui jamais ne s’éteindra!
Cependant Tom n’était pas tout à fait mort. Les merveilleuses paroles échappées durant ses souffrances, ses douces prières avaient touché, même le cœur des nègres abrutis, instruments de son cruel bourreau; et, dès que Legris eut disparu, ils s’empressèrent de relever le corps déchiqueté, et s’efforcèrent, dans leur ignorance, de le rappeler à la vie, – comme si la vie lui était un bien!
«Pour sûr que nous avons fait là, mauvaise, méchante besogne, dit Sambo. J’espère c’est au compte du maître; pas à nous à en répondre toujours!»
Ils lavèrent ses blessures, ils lui dressèrent un lit grossier avec du coton de rebut, et l’y étendirent; l’un d’eux se glissa furtivement dans l’habitation, et sous prétexte que s’étant épuisé à frapper il avait besoin de se restaurer, il obtint de Legris quelques gouttes d’eau-de-vie qu’il revint verser aussitôt dans la gorge de Tom.
«Oh! Tom, dit Quimbo, nous avons été bien méchants, bien cruels pour toi!
– Je vous pardonne de tout mon cœur, murmura faiblement Tom.
– Oh! Tom, dis-nous qui est Jésus? – dis-le-nous, demanda Sambo. Ce Jésus que tu voyais toute la nuit à côté de toi, qui est-il?»
Ces mots rappelèrent l’âme défaillante prête à prendre son vol. Elle s’épancha en quelques énergiques paroles sur le miraculeux Sauveur, – sa vie, sa mort, sa présence éternelle, – sa puissance pour sauver.
Ils pleurèrent tous deux, – ces hommes farouches! ils pleurèrent.
«Pourquoi jamais rien entendre, rien savoir de tout ça? dit Sambo. Mais je crois! – je puis plus m’en empêcher! Seigneur Jésus, ayez pitié de nous.
– Pauvres créatures, dit Tom, je suis content d’avoir enduré tout ce que j’ai souffert si cela vous peut gagner à Jésus! Ô Seigneur, accorde-moi ces deux âmes, je t’en supplie!»
La prière fut exaucée.
Le jeune maître.
Deux jours après, un jeune homme conduisait une voiture légère à travers l’avenue des arbres de Chine; jetant les rênes sur le cou du cheval, il s’élança à terre, et demanda à voir le propriétaire de l’habitation.
Ce voyageur était George Shelby. Pour savoir comment il se trouvait là, il faut nécessairement retourner un peu en arrière.
Par quelques malheureuses circonstances, la lettre de miss Ophélia à madame Shelby avait été retenue un ou deux mois dans un bureau de poste reculé, et, quand elle atteignit sa destination, Tom était déjà hors de vue, perdu dans les lointains marécages de la rivière Rouge.
Madame Shelby lut avec une profonde peine les tristes renseignements qui lui arrivaient, mais toute action immédiate était impossible. Elle se trouvait alors au chevet du lit de son mari atteint d’une maladie grave, et dans le délire de la fièvre. Massa Georgie qui n’était plus alors un écolier, mais un jeune homme, fidèle assistant de sa mère dans les soins à rendre au malade, était aussi le seul conseiller auquel elle put s’en rapporter dans la gestion des affaires. Miss Ophélia avait eu la précaution d’envoyer le nom de l’avoué chargé de la succession de Saint-Clair, et tout ce qu’on put faire, ce fut d’écrire à cet homme de loi pour s’enquérir de ce que Tom était devenu. La mort de M. Shelby, arrivée peu après, avait préoccupé les siens pendant toute une saison de deuil, de pressants intérêts, et d’affaires qui ne se pouvaient ajourner.
Le défunt avait montré sa confiance dans la capacité de sa femme, en la désignant pour seule exécutrice testamentaire, et elle se trouva tout à fait absorbée dans une suite de soucis et d’embarras.
Avec l’énergie qui la caractérisait, elle s’appliqua à démêler le chaos. Elle et George furent quelque temps occupés à réunir et à examiner les comptes, à vendre des propriétés, à acquitter des dettes; madame Shelby était déterminée à tout éclaircir, à tout mettre à jour, quelles que pussent en être les conséquences pour son aisance personnelle. Sur ces entrefaites, la réponse de l’homme de loi, que miss Ophélia leur avait désigné, arriva. Il annonçait que Tom avait été vendu aux enchères, et que, hors le prix du paiement reçu au nom de ses clients, il ne s’était mêlé en rien de cette affaire.
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