– Bravo, Blaireau! Dans votre poitrine bat le cœur des citoyens antiques!
– Hein! qui est-ce qui aurait dit ça, l’année dernière, que je deviendrais porte-drapeau!
– Pour commencer mon vieux camarade, vous dînez, ce soir avec toute la rédaction du Réveil.
– J’accepte.
Ici, le directeur crut devoir placer une timide observation:
– Mon cher maître, je ne sais pas jusqu’à quel point les règlements intérieurs de la prison m’autorisent à laisser inviter mes détenus à dîner en ville. Mais étant donné les circonstances particulières.
– Oh! oui, s’écria amèrement Blaireau, particulières, on peut le dire qu’elles sont particulières, les circonstances!
– Tout à l’heure, donc, mon cher Blaireau, je vais revenir vous chercher et bientôt, quand s’ouvrira la période électorale, c’est vous qui serez le président d’honneur de toutes nos réunions.
– Président d’honneur! je veux bien, mais est-ce que je saurai?
– Rien n’est plus facile. Je vous apprendrai.
– Je présiderai avec mon drapeau?
– Quel drapeau?
– Le drapeau des persécutés, donc!
– Ah! ah! ah! ah! ah! Le drapeau des persécutés, cher ami, n’existe pas à proprement dire. C’est une figure… une façon de parler
– Ça ne fait rien, je me tiendrai comme si j’en avais un.
– C’est cela!… À propos, vous allez probablement recevoir la visite de M. Dubenoît, le maire. Il va chercher à vous entortiller… méfiez-vous. Justement, le voici!
Dans lequel se renouvelle le conflit entre maître André Guilloche, avocat au barreau de Montpaillard, et M. Dubenoît, maire de ladite commune.
M. Dubenoît, en effet, s’approchait, et sur sa physionomie on pouvait lire à la fois l’inquiétude, le mécontentement et divers autres sentiments désagréables.
– Bonjour mon cher Bluette! Ah! voilà le redoutable Blaireau, le héros du jour! C’est précisément avec lui que je désirerais causer; mais il est en grande conversation, je vois, avec notre jeune révolutionnaire.
– Blaireau, dit Guilloche, a bien voulu me choisir comme avocat.
– Dites plutôt que c’est vous qui l’avez choisi comme client.
– C’est la même chose, concilia Blaireau.
– J’ai lu votre article de ce matin, mon cher Guilloche. Il est charmant… et d’une bonne foi!
– Alors vous vous imaginiez, monsieur le maire, que cela allait se passer comme ça! qu’on pourrait emprisonner un innocent pendant des années…
– Trois mois, s’il vous plaît.
– … Et que l’opinion publique ne protesterait pas!
– L’opinion publique se fiche pas mal de Blaireau.
– On a renversé des gouvernements pour moins que cela, monsieur le maire!
– Ces temps-là sont passés, monsieur l’avocat!
– Peut-être pas tant que vous le croyez… Me ferez-vous l’honneur, monsieur Dubenoît, d’assister à la conférence que je fais demain à la Brasserie de l’Avenir?
– Sur quel sujet?
– L’Erreur judiciaire en France depuis le chêne de Saint Louis jusqu’à nos jours.
– Je ne vous promets pas d’y assister en personne, mais dans tous les cas, j’y enverrai un garçon de la mairie.
– Trop aimable.
Et il songea: «Il rage, M. le maire!»- Au revoir messieurs! À tout à l’heure, Blaireau, et souvenez-vous de vos engagements!
– Soyez tranquille, monsieur l’avocat, je suis un homme tout d’une pièce, comme on dit.
Dans lequel on verra que l’amour trop exclusif de l’ordre peut pousser un fonctionnaire public jusqu’à l’iniquité formelle.
– À nous deux, Blaireau.
– Je vous écoute, monsieur le maire.
– Alors, grand nigaud, vous allez vous laisser accaparer par des intrigants qui vont se servir de vous pour embêter l’autorité, la magistrature, pour troubler l’ordre et qui, après ce beau gâchis, vous lâcheront et se moqueront de vous!
– Pourquoi se moqueraient-ils de moi?
– Parce qu’ils n’auront plus besoin de vous, parbleu! C’est clair!… Écoutez, Blaireau, il s’agit d’examiner froidement votre situation.
– Elle n’est pas gaie, ma situation, mon pauvre monsieur.
– Pas gaie? Je ne suppose pas que vous allez vous plaindre du régime de notre prison, hein? La prison de Montpaillard est bien connue pour être la meilleure du département, et vous ne tomberez pas toujours sur des directeurs comme M. Bluette.
– Je compte même ne plus jamais tomber sur aucun directeur.
– On ne sait jamais.
– Et puis, M. Bluette est bien gentil; mais, enfin, une prison est toujours une prison.
– Quand vous irez dans une autre, vous apprécierez la différence.
– Décidément, vous y tenez, à ce que je retourne en prison?
– Ne causons plus de cela. Jetons un voile sur le passé. Comment allez-vous gagner votre vie, maintenant?
– Je ne serai pas embarrassé.
– Vraiment? Et que comptez-vous faire?
– Je travaillerai.
– À quoi?
– Comme avant… Je… bricolerai.
– Vous bricolerez? Je sais ce que cela veut dire, mais on aura l’œil sur vous, mon garçon, et plus que jamais. Du travail régulier, pensez-vous en trouver facilement?
– Pourquoi pas?
– Voilà où vous vous trompez, mon pauvre ami. Les gens sauront que vous avez fait trois mois de prison. Ils n’aiment pas beaucoup cela, les gens!
– Mais, nom d’un chien, ils sauront bien que je suis innocent, les gens!
– Je le sais, Blaireau, et je ne parle pas de moi qui suis au-dessus des préjugés. Je recevrais parfaitement, moi qui vous parle, un innocent à ma table, mais vous ne rencontrerez pas les mêmes indulgences chez tout le monde, n’est-il pas vrai, Bluette?
– Hélas, oui!
– Il faut tenir compte de l’opinion publique.
– L’opinion publique? s’écria Blaireau, elle est pour moi, l’opinion publique. Tenez, voyez ce journal.
– Ah! vous lisez ces inepties!
– Un scandale à Montpaillard!
– Il n’y a pas de scandale à Montpaillard, et il n’y en aura pas, je leur montrerai bien!
– Et l’Affaire Blaireau, monsieur le maire, qu’est-ce que vous en faites?
– Il n’y a pas d’affaire Blaireau! Ah ça! supposez-vous, mon pauvre garçon, parce que le Réveil de Nord-et-Cher a imprimé votre nom en grosses lettres, que vous êtes devenu un personnage plus considérable qu’il y a trois mois, avant votre condamnation?
– J’en suis même sûr!
– Vous vous trompez, mon cher Blaireau. Avant votre condamnation, vous n’étiez pas coupable… Aujourd’hui, vous êtes innocent. C’est exactement la même chose, et votre situation n’a pas changé d’une ligne.
– Je ne trouve pas, moi, et puis, j’ai fait trois mois de prison dans l’intervalle. Il ne faut pas oublier ce léger détail…
– Voyons, nous sommes entre nous, n’est-ce pas? N’essayez pas de faire votre malin avec moi. vous avez fait trois mois de prison, c’est vrai; mais si on les additionnait, tous les mois de prison que vous avez mérités rien que pour vos délits de braconnage, ce n’est pas trois mois de prison auxquels vous auriez droit, mon cher, mais au moins à dix ans. Estimez-vous donc encore bien heureux et n’en parlons plus!
– Je suis innocent, je ne sors pas de là!
– Ma parole d’honneur, on dirait qu’il n’y a que vous d’innocent dans la commune! voulez-vous que je vous dise, Blaireau? vous êtes un mauvais esprit, un homme de désordre, voilà ce que vous êtes!
– Ça n’empêche pas que je sois innocent.
– Écoutez, Blaireau, je vais vous donner un dernier conseil, un conseil d’ami. Quittez le pays. Allez-vous-en à une certaine distance à la campagne, dans une place que je me charge de vous procurer. Là, à force de travail et de bonne conduite, vous arriverez peut-être un jour à vous réhabiliter.
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