– Non, mon ami.
– Vous m’en empêcheriez?
– Sans violence, mon cher Blaireau, mais enfin je vous en empêcherais tout de même.
– Et tout à l’heure, pourtant, j’étais libre?
– Vous l’étiez, Blaireau.
– Et je ne le suis plus?
– Ou du moins pas immédiatement.
Blaireau éclata:
– Alors, comme ça, nom d’un chien! c’est parce que je suis innocent qu’il faut que je reste en prison un peu plus?
– Ce n’est pas la seule raison, reprit ironiquement M. le directeur.
Oubliant son respect coutumier, Blaireau se mit à arpenter le cabinet en hochant la tête et en poussant des exclamations de colère.
– C’est trop fort! c’est trop fort!… Non…
– Hé! calmez-vous, mon ami, dit Bluette en lui mettant amicalement la main sur l’épaule. Tout n’est pas perdu…
– Il ne manquerait plus que ça.
– Je me rendrai tout à l’heure chez le procureur de la République, je lui expliquerai votre situation et un de ces jours, j’espère…
– Un de ces jours! hurla Blaireau.
– Demain peut-être…
– oh! – Et même, qui sait… ce soir, à la rigueur.
Blaireau tomba sur une chaise, non sans une nuance de découragement.
– Vous m’avouerez, monsieur Bluette, que celle-là!…
– Que diable! mon cher Blaireau, ayez de la patience. La loi est la loi. Pour être emprisonné, il n’est pas absolument nécessaire d’être coupable, mais, d’un autre côté, pour être mis en liberté, il ne suffit pas toujours d’être innocent!
– Ce n’est pas que je regrette, au moins, remarqua poliment Blaireau, de rester quelques heures de plus chez vous…
– Vous êtes trop aimable, Blaireau.
– Mais quelle drôle d’idée il a eu de se dénoncer ce professeur!
– En effet.
– Ça allait si bien!
– Enfin, mon ami, rassurez-vous. On finira par vous remettre en liberté tout de même.
– Non, mais je l’espère bien, par exemple!
Ils se mirent à rire tous les deux, de concert, et sans aucun souci de la distance sociale qui les séparait.
Blaireau eut tout à coup une idée pratique:
– Est-ce que je ne pourrais point demander une petite indemnité?
– Je ne vous le conseille pas, répondit Bluette.
Un quidam entra.
– Quelqu’un qui demande à parler tout de suite à M. le directeur voici sa carte.
Bluette lut: André Guilloche, avocat. (Pour l’affaire Blaireau.)
– Hé! Hé! dit Bluette, voici un avocat qui a affaire à vous, Blaireau.
Celui-ci se méfiait instinctivement.
«Qu’est-ce que c’était encore que celui-là? Un avocat pour l’affaire Blaireau! Comment! condamné à trois mois de prison, pour un délit qu’il n’avait pas commis, aujourd’hui, il allait sortir, sa prison accomplie jusqu’au bout. Et voilà qu’on le gardait en prison! Et voilà qu’un avocat voulait lui parler! Qu’est-ce qui allait encore lui arriver…»
– Ah! malheur de malheur! s’écria-t-il. C’est ça qu’ils appellent la justice.
Dans lequel Blaireau voit poindre l’aurore – juste retour des choses d’ici-bas – d’une situation glorieuse pour lui.
Maître Guilloche, une grosse serviette sous le bras, entrait en coup de vent, tout heureux de la tournure que prenaient les choses.
– Mon cher Bluette, vous savez ce qui m’amène; je viens vous plier de me mettre en rapport, si toutefois les règlements intérieurs de la prison vous y autorisent, avec la malheureuse victime de cette sombre affaire.
Bluette éclata de lire.
– La malheureuse victime de cette sombre affaire, la voilà.
En entendant les paroles de l’avocat, Blaireau fut rassuré. Il n’était pas venu évidemment pour lui créer des ennuis, cet avocat, puisqu’il le plaignait, puisqu’il le traitait de malheureuse victime. Hé! hé! mais c’était peut-être une aubaine, au contraire, qui lui venait là… Il y avait peut-être un parti à tirer de la situation. En tout cas, il ne risquait rien d’exagérer les choses.
Aussi prit-il l’air le plus minable qu’il put pour répondre à maître Guilloche:
– Oui, monsieur l’avocat, c’est moi la pauvre malheureuse victime.
Et il ajouta en poussant un gros soupir:
– Ah! j’ai bien souffert, allez!
– Je m’en doute, mon pauvre ami, mais vos tourments vont prendre fin.
– Ça n’est pas trop tôt.
– Je viens de passer au Parquet, j’ai obtenu communication de votre dossier j’ai remué ciel et terre…
– Oh! merci, monsieur l’avocat! merci!
– Vous serez mis en liberté aujourd’hui même… Ah! ils n’avaient pas l’air content au Parquet!
– Ils faisaient une tête, hein!
– Une vraie tête!… L’aventure va faire un bruit énorme.
«Avez-vous lu mon article du Réveil de Nord-et-Cher?
– Non, monsieur l’avocat, à la prison nous ne lisons que le Petit Journal.
– Je vous en ai apporté un numéro, prenez-en connaissance.
Blaireau se saisit de la gazette et lut d’abord ces mots, imprimés en lettres immenses:
UN SCANDALE À MONTPAILLARD
L’AFFAIRE BLAIREAU
GRAVE ERREUR JUDICIAIRE
– Je n’y pensais pas tout d’abord, murmura-t-il, mais c’est vrai, c’est une erreur judiciaire. Je suis victime d’une erreur judiciaire.
Et il se répétait à lui-même, avec l’orgueil que donne toute notoriété naissante:
– L’affaire Blaireau! L’affaire Blaireau! voilà que j’ai donné mon nom à une affaire, maintenant!
– Lisez, mon ami.
Blaireau lut:
«Le malheureux, qu’une des plus graves erreurs judiciaires commises par la magistrature dans ce dernier quart de siècle a laissé pendant des années dans la prison de Montpaillard…»
– Oh! des années! protesta doucement Bluette, c’est un peu exagéré.
– Nous rectifierons dans un de nos prochains numéros.
– Le temps ne fait rien à la chose, affirma Blaireau. Je continue:
«… Pendant des années dans la prison de Montpaillard, l’infortuné Blaireau sera vengé par l’opinion publique. Quant à nous, nous ne l’abandonnerons pas!
Signé: LA RÉDACTION.»
Blaireau se rengorgeait de plus en plus:
– Monsieur l’avocat, je vous prie de remercier la Rédaction pour moi et de lui dire qu’elle n’aura pas affaire à un ingrat. Si jamais elle a besoin d’un beau lièvre ou d’une jolie truite…
– Merci pour elle, Blaireau.
– Oui, pour un article de journal, voilà ce que j’appelle un article de journal! Je voudrais bien pouvoir en écrire comme ça!
– Vous faites mieux que de les écrire, mon cher camarade, vous les inspirez!
Et il lui serra la main d’une chaleureuse étreinte.
– Mais ce n’est pas tout, Blaireau.
– Qu’est-ce qu’il y a encore?
– Réfléchissez bien. Pénétrez-vous de cette idée que vous n’êtes plus le simple et banal Blaireau d’autrefois.
– Je m’en pénètre bien, monsieur l’avocat; mais, en quoi que je ne suis plus le simple et banal Blaireau d’autrefois?
– En ceci que tout le monde aujourd’hui a les regards fixés sur vous.
– Diable!
– Votre nom n’est plus seulement votre nom à vous, il est devenu celui d’un scandale public.
– C’est parfaitement vrai.
– Et vous voilà tout naturellement désigné pour être le porte-drapeau des persécutés.
– Je le serai!
– N’oubliez pas que cette situation vous crée des devoirs auxquels vous ne sauriez vous soustraire.
– Rassurez-vous, monsieur l’avocat. Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que je ne suis pas un homme à me soustraire à aucun devoir. Le porte-drapeau des persécutés, oui, je le serai! oui, répéta-t-il avec force.
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