Gaston venait de se précipiter au secours de la victime, et avait enfoncé ses dix doigts dans la gorge du misérable.
Ce dernier lâcha prise aussitôt, et sauta sur un revolver qui se trouvait sur la table près de la lampe.
Mais au moment où il en dirigeait les canons sur Gaston, il s’arrêta stupéfait comme frappé d’une émotion inattendue.
Gaston portait le costume de lieutenant de la marine française. Le vieux marin avait été habitué de longue date à saluer ces insignes respectés. Un moment le sentiment de la discipline fut plus fort que son emportement même, et il recula de deux pas, prêt à s’incliner devant cette croix d’honneur que le jeune commandant portait sur sa poitrine.
– Que veut dire ceci et que voulez-vous? balbutia-t-il en cherchant à se remettre; pourquoi vous mêlez-vous de choses où vous n’avez que faire? Est-ce que je vous connais, moi? Vraiment, je me demande de quel droit…
Tout en parlant, Palmer revenait à un examen plus net de la situation; une sourde révolte se faisait jour à travers la surprise qu’il avait éprouvée, et il était presque humilié de sa défaillance d’un moment.
D’un geste prompt et brusque, il saisit un gobelet plein de gin qui était sur la table, et en avala le contenu d’un trait.
– J’use ici d’un droit que m’a donné miss Stevenson, répondit Gaston avec calme, et ce droit, je l’aurais pris d’ailleurs de moi-même, en présence des brutalités auxquelles vous vous abandonnez.
– Eh bien!… cela me déplaît!… répliqua Palmer, dont la main continuait de tourmenter la poignée de son revolver. Je suis ici chez moi, et j’entends…
– Vous voulez que je me retire.
– À l’instant même.
Gaston offrit son bras à la jeune femme, qui s’y appuya plus morte que vive.
– Venez, Madame, dit-il simplement; vous n’obtiendrez rien de ce misérable, et il est plus prudent…
Déjà il faisait quelques pas vers la porte, mais Palmer s’y était précipité avant lui et en occupait le seuil.
– Vous ne partirez pas ainsi, insista-t-il avec rage; j’ai à parler moi-même à miss Stevenson; les choses que j’ai à lui dire l’intéressent seule, et elle restera ou sinon!…
Pour la seconde fois il tourna l’arme terrible sur la poitrine du jeune commandant en lui ordonnant de s’éloigner.
Miss Stevenson, voyant le péril, s’était jetée dans les bras de Gaston, essayant de le couvrir de son corps; mais ce dernier ne l’entendait pas ainsi, et à bout de patience, supportant mal le calme qu’il s’était imposé, il venait de se ruer sur le misérable.
Un coup de feu partit, avant qu’il eût eu le temps de l’atteindre… et aussitôt la chambre retentit d’une effroyable imprécation, suivie peu après d’un éclat de rire vif et clair.
– Mille millions de diables! hurla Palmer en se dégageant du nuage de fumée et en promenant autour de lui des regards fulgurants…
Et il aperçut à deux pas la silhouette de Bob qui l’observait d’un air gouailleur.
– Eh bien! de quoi! dit ce dernier, sur un ton intraduisible pour ceux qui n’ont pas fréquenté les faubourgs de Paris… Faut donc mettre des manchettes pour parler à Monsieur!
Le petit mousse avait tout surveillé de la porte; quand il avait vu Palmer menacer son maître, il avait fait un bond de chat jusqu’à lui et s’était accroché à sa main, qu’il avait mordue jusqu’au sang, de ses solides, incisives.
Cela avait suffi pour détourner le coup, et la balle du revolver était allée se loger dans la cloison.
Cette intervention eut, du reste, des conséquences plus importantes qu’on n’eût pu le supposer.
Gaston n’était pas resté inactif, de son côté, et profitant du premier moment de trouble, il avait saisi le capitaine à bras le corps et l’avait jeté à terre.
Ce fait accompli, il posa un genou sur la poitrine de l’ivrogne, pendant que Bob lui garrottait les jambes avec du filin qu’il portait toujours sur lui, par précaution.
Le capitaine était donc vaincu, et il ne s’agissait plus que de profiter de la victoire.
Miss Stevenson le comprit et s’empressa de le questionner.
– Vous voyez… dit-elle, la violence ne vous a servi de rien, et le commandant tient maintenant votre vie entre ses mains… Mais nous ne voulons pas vous faire de mal… et vous pourrez même, si vous êtes docile, tirer un bon profit de la situation… Si vous refusez de parler, nous vous abandonnerons ici, garrotté comme vous l’êtes, sans espoir de secours… et vous périrez peut-être de faim et de soif… avant que l’on ne vienne à votre aide… Si, au contraire, vous consentez à me répondre, je vous laisserai ici une centaine de dollars qui vous aideront à vivre selon vos goûts, pendant une année au moins!… Dites maintenant… que décidez-vous?
– Je parlerai! je parlerai! grommela Palmer, incapable de faire un mouvement.
– Eh bien! voici la somme promise… Je la dépose sur cette table, et elle sera à vous, dès que vous m’aurez donné les renseignements que j’attends.
En parlant de la sorte, la jeune femme avait compté la somme promise.
Au bruit de l’or tombant sur la table le visage du vieux marin s’empourpra, à croire qu’il allait avoir un coup de sang.
– Causons donc, poursuivit miss Stevenson… Quand vous m’avez eu déposée dans le phare Saint-Laurent, mon père et vous, vous avez dû vous occuper de mon enfant.
– Il voulait le tuer!
– Mais il ne l’a pas fait?
– Non! parce que je l’ai menacé de le dénoncer.
– Soit! je veux vous croire… mais cette enfant… qui en a pris soin?
– Une vieille femme.
– Comment s’appelait-elle?
– Jenny Turner.
– Elle n’était pas du pays?
– Elle habitait Québec…
– Et elle y est encore peut-être?
– Je le crois…
La jeune femme interrogeait, penchée avidement sur Palmer; sa voix avait des intonations ardentes… De temps à autre elle s’arrêtait pour essuyer la sueur qui glaçait ses tempes.
– Mais l’enfant! l’enfant! insista-t-elle d’une voix étranglée et sourde.
– Ça, répondit Palmer, je n’en sais rien. Je voyageais, j’étais souvent absent, surtout pendant les deux premières années. Et puis, cela ne m’intéressait que médiocrement. Vous comprenez.
– Mon Dieu!
– Je vous dis ce que je sais.
– Après, après.
– Après? eh bien! voilà. Une fois, au retour de l’un de mes voyages, la curiosité me prit d’avoir des nouvelles et je poussai jusqu’à Québec.
– Vous avez vu Jenny Turner?…
– Je l’ai vue.
– Elle avait ma fille?
– Elle n’avait plus rien du tout!
Miss Stevenson se rejeta en arrière avec un cri rauque.
– Eh quoi! rien! balbutia-t-elle… elle n’était pas morte, au moins?
– Non.
– Qu’était-elle devenue?…
– Un homme s’était présenté un jour à la vieille; il lui avait donné une forte somme, et l’appât d’un gain considérable avait décidé la Turner à livrer l’enfant qui, du reste, ne lui rapportait pas grand’chose, et, n’était par conséquent qu’un embarras pour elle.
Miss Stevenson se cacha la tête dans les mains.
– Oh! lui! murmura-t-elle; c’est lui!…
– À qui pensez-vous, Miss? fit Palmer.
– Au comte de Simier.
– Vous pourriez avoir raison.
– Vous savez quelque chose de plus?
– Oh! presque rien; mais tout de même cela peut bien avoir son importance.
– Qu’est-ce donc? Parlez!
– Le comte de Simier n’avait-il pas consenti à contracter avec vous un mariage par-devant la municipalité de Smeaton?
– En effet.
– C’était la seule preuve de votre union avec lui?
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