JACQUES DE VALDEROSE
LE COMTE
Si tu l’aimes, oui, toi :
Ce serait déjà fait si je l’aimais. Pour moi,
Je n’ai plus de fureur, car mon cœur se soulève
De dégoût. Un amant a la haine plus brève,
Le bras plus violent et plus prompt qu’un époux
Sans amour, et resté de son nom seul jaloux.
Ma tranquille justice attend qu’elle soit morte :
De ma main, de la tienne ou d’une autre. Qu’importe !
Tu l’aimes, frappe-la, car elle t’a trompé
Plus que moi. Tu croyais tout son cœur occupé
De ton amour. Son cœur est un terrible abîme.
Ce qu’elle aimait en toi, chétif, c’était ton crime !
T’aimer ?… toi ?… Connais-tu son véritable amant ?
C’est un Anglais… Gautier Romas.
JACQUES DE VALDEROSE, éperdu, à la comtesse.
C’est faux… il ment ?
C’est faux…
LE COMTE
Je mens ?… Veux-tu savoir de quelle sorte
Elle t’aimait ? L’Anglais l’attend prés de la porte.
Après t’avoir livré, trop candide assassin,
Elle gardait pour lui les ardeurs de son sein.
Car tu n’es qu’un enfant dont on se débarrasse
Du pied, comme l’on fait pour cacher une trace.
Et lui guette, l’Anglais, le bruit que font ses pas.
Mais il verra venir quelqu’un qu’il n’attend pas.
Quoi ! tu trembles devant cette prostituée ?
Tu ne l’aimes donc point, car tu l’aurais tuée
Déjà, toi qu’elle emploie à ses complots hideux.
Est-ce vrai ?
Saisissant violemment les poignets de la comtesse.
LA COMTESSE, sautant, debout, hors de son lit.
Que je vous méprise tous les deux ?
C’est vrai, tout est bien vrai. Triomphez, je l’avoue,
Sans remords dans le cœur et sans rouge à la joue.
Mais lequel est le plus vil et le plus rampant,
Du faible amant craintif qui pleure et se repent,
Ou de l’époux cherchant un autre qui me tue ?
Allons donc, relevez votre morgue abattue !
Ce qui frappe une femme, allons, est-ce l’amant ?
Est-ce l’époux ? Voici ma poitrine. Comment
Auriez-vous peur ? Lequel de nous est le coupable ?
Serait-ce l’amoureux dont le bras n’est capable
D’aucune violence ? ou bien l’homme outragé
Qui crie à son secours et se trouve vengé
S’il voit aux mains d’un autre un peu de sang de femme ?
Je vous épargnerai cette besogne infâme.
La moins vile, c’est moi ! Je n’ai pas peur du sang !
Elle arrache le poignard des mains de Valderose et, après s’être frappée au milieu de la poitrine, elle tombe à la renverse.
LE COMTE, la regardant à terre.
Le diable qui viendra fouiller ce corps gisant
Se salira les doigts en emportant son âme.
SCENE VI
LA COMTESSE DE BLOIS ; SUZANNE D’ÉGLOU ; PIERRE DE KERSAC ; YVES DE BOISROSÉ ; LUC DE KERLEVAN ; NOBLES, BRETONS ET FRANÇAIS.
Ils entrent précipitamment par la porte de droite. La duchesse tient contre son cœur Suzanne d’Églou qui sanglote.
LE COMTE DE RHUNE, à la duchesse.
Ma justice sera bientôt faite, madame.
Deux coupables sont là. L’un a déjà péri.
Oh ! si je ne vengeais que l’outrage au mari,
Je les aurais jetés tous deux par la fenêtre
Dans l’étang, sans rien dire, et sans faire connaître
Ce déshonneur devant tous ceux de ma maison.
Mais il s’agit ici de haute trahison,
Et c’est vous maintenant que la chose regarde.
Pendant que vous dormiez tranquille sous ma garde,
Elle avait…
LA DUCHESSE, l’interrompant.
Je le sais, comte, je sais aussi
De quelle ruse usa la femme que voici
Pour perdre cet enfant. Il a failli, sans doute,
Il a bien mérité la mort ; mais sur sa route,
S’il n’avait point trouvé cet amour malfaisant,
Cette embûche cachée en ce corps séduisant,
Il restait probe et pur. C’est pour elle le crime
Et pour lui le pardon ; car il fut sa victime.
Songez donc qu’une femme avec cette beauté
A le même pouvoir que la fatalité,
Qu’un homme devant elle est toujours un esclave
Qu’une caresse enchaîne et qu’un baiser déprave.
LE COMTE
Duchesse, vous avez le droit de pardonner ;
Moi, mari, j’ai gardé celui de condamner,
J’en use.
LA DUCHESSE
Faites-lui grâce, je vous en prie.
LE COMTE
Et comptez-vous pour rien ma tendresse meurtrie,
Le nom terni, l’espoir brisé, le bonheur mort ?
Il me doit tout cela. Qu’il me paie. Ai-je tort ?
LA DUCHESSE
Le plus coupable, c’est l’autre amant, son complice.
LE COMTE
LA DUCHESSE
Et vous feriez le sacrifice
De celui-ci ?
LE COMTE
Pour l’autre, oh ! oui, mais il attend.
Montrant d’un geste furieux la fenêtre qui est à gauche des deux lits.
Boisrosé ! Kerlevan ! Qu’on le jette à l’étang.
Avec la pierre au col et les deux mains liées.
LA DUCHESSE, montrant Suzanne d’Églou, à demi-voix.
Vos vengeances seront par ses larmes pliées :
Et l’Anglais sera pris tout à l’heure… Attendons.
JACQUES DE VALDEROSE, fièrement, avec la voix encore pleine de larmes par moments.
Mais moi, je ne veux point ni pitiés ni pardons.
A la duchesse, montrant le comte.
Votre bonté me touche, et la sienne m’outrage.
Quand il faudra mourir, j’aurai plus de courage
Montrant le corps de la comtesse, puis montrant le comte.
Que devant son amour, ou devant son sommeil.
Tuez-moi, car j’aurai sous l’eau meilleur réveil
A Kerlevan qui lui lie les mains.
Qu’ici. Toi, je te dois un baiser de ma mie.
Montrant le corps de la comtesse.
Va le prendre sans peur… Elle est bien endormie.
LE COMTE, à Boisrosé et Kervelan.
SUZANNE D’ÉGLOU, se précipitant aux pieds du comte.
Oh ! grâce, ayez pitié, pitié :
Car moi, je l’aime ! Il est à moi, je l’ai gagné.
J’ai tué ma cousine et je l’aimais. Oh grâce !
J’ai sauvé votre honneur, celui de votre race.
Oh pitié ! j’ai sauvé la comtesse de Blois.
A tous ceux qui l’entourent.
Vos cœurs sont-ils de pierre, et vos faces de bois
Que vous ne pleurez point ? Sauvez-le. C’est justice.
Je vous ai bien sauvés, moi. J’ai fait sacrifice
De tout ce qu’une femme a gardé de meilleur ;
Des rougeurs de mon front, des pudeurs de mon cœur,
De tout. J’ai donné mon orgueil de jeune fille,
Et perdu votre estime et livré ma famille.
Qu’on me le laisse, ou bien que, liée à son corps,
On me jette avec lui pour que nous soyons morts
Ensemble. Voyez-vous comme je suis infâme ?
Pitié ! Donnez-le-moi, car il a pris mon âme !
UN SOLDAT, ouvrant la porte de droite.
Bertrand Du Guesclin entre, suivi d’un prisonnier les mains liées derrière le dos, entre deux gardes.
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