JACQUES DE VALDEROSE
Certes, je l’aime comme
On n’a jamais aimé.
SUZANNE D’ÉGLOU, lui mettant une main sur la bouche et cherchant à se dégager et à s’enfuir.
JACQUES DE VALDEROSE
Je sens
Ce vide que me font tous mes espoirs absents.
SUZANNE D’ÉGLOU, suffoquant de douleur.
Moi, moi, j’entends cela, mais taisez-vous !
JACQUES DE VALDEROSE
Qu’importe !
Ayez pitié : je suis si faible et vous si forte.
SUZANNE D’ÉGLOU, éperdue et se débattant pendant que Valderose à genoux lui serre les mains.
Mais il ne comprend pas !
JACQUES DE VALDEROSE
Si vous m’abandonnez,
Je n’ai plus qu’à mourir ; secourez-moi ; tenez,
Je sens que j’ai touché votre cœur doux et tendre.
Oh ! grâce !
SUZANNE D’ÉGLOU, se dégageant désespérément.
Laissez-moi. Je ne puis vous entendre.
Elle s’enfuit, laissant Valderose à genoux et sanglotant.
ACTE TROISIEME
SCENE PREMIERE
Le théâtre représente la chambre à coucher du comte et de la comtesse de Rhune. Elle est située dans une des cours du château. Au fond, sur une grande estrade, deux énormes lits en chêne, entre lesquels un intervalle de trois mètres environ. Une fenêtre étroite et longue appareil entre les lits, une autre plus grande à gauche. La muraille du fond est un peu arrondie, suivant la forme de la tour.
Porte à droite et porte à gauche sur le devant de la scène. La lune se lève vers le tiers de l’acte, éclaire d’abord les deux lits par la fenêtre à gauche, puis seulement l’intervalle qui les sépare par la fenêtre du milieu.
LA COMTESSE ; SUZANNE D’ÉGLOU.
LA COMTESSE
Valderose à présent, m’aime assez. Quand j’aurai
Tendu l’ardeur de son désir exaspéré,
Il ne craindra plus rien et frappera le comte
Comme on tue une bête.
SUZANNE D’ÉGLOU
Et vous n’avez point honte ?
LA COMTESSE
La honte n’entre pas aux cœurs comme le mien.
Que t’importe après tout ? Cet homme ne t’est rien,
Et c’est moi qui mourrai s’il continue à vivre.
Le voir, le front sanglant, comme un bœuf abattu.
Je hais sa bonté même et jusqu’à sa vertu ;
Je hais sa confiance en moi, son ignorance
Calme de mon mépris pour lui, de ma souffrance
Et de l’amour que j’ai pour l’autre, et le respect,
L’estime dont chacun se pâme à son aspect ;
Mais il m’est odieux surtout parce qu’il m’aime.
Sa tendresse m’emplit d’un dégoût de moi-même.
L’exaspération que j’en ai me poursuit
Tout le jour et me hante encor toute la nuit.
Avec un homme aimé, douce est la servitude,
Son vouloir vous devient une chère habitude ;
Mais lorsqu’on hait cet homme auquel on appartient,
Qu’on n’est plus qu’une chair à lui, son corps, son bien,
Que tout ce qu’il vous dit vous parait un outrage,
A force d’en souffrir, il se peut qu’on enrage.
Alors, ainsi que fait un chien baveux qui mord,
Vos paroles, vos yeux, vos mains jettent la mort ;
Et ce soir, quand il mit sa peau contre ma bouche,
J’espérai ce pouvoir de tuer qui me touche ;
Et son corps a frémi sous mon baiser rendu,
Tant il a bien senti que je l’avais mordu.
SUZANNE D’ÉGLOU
Mais Valderose, en qui votre rage se fie,
Faut-il que cette haine aussi le sacrifie ?
Êtes-vous donc sans cœur, sans pitié, sans pardon ?
Car lui vous aime enfin, madame ; êtes-vous donc
Une femme de marbre ou bien quelque statue
De chair qui fait aimer les hommes et les tue ?
Alors que, poursuivi du forfait accompli,
Il viendra, tout sanglant, aux pieds de votre lit,
Claquant des dents, livide encor de son audace,
Chercher sa récompense entre vos bras de glace,
Et jeter son remords brûlant sur votre sein,
Vous fuirez en criant : « Arrêtez l’assassin ! »
Et vous le livrerez, râlant d’amour, cet homme
Qui vous aime, qui vous aime !
LA COMTESSE
Je ferai comme
Tu dis. Mais, pour payer le crime consommé,
Une heure il se croira mon amant bien-aimé,
Et lorsqu’à mes côtés on put dormir une heure,
A mon tour j’ai le droit de vouloir qu’on en meure.
SUZANNE D’ÉGLOU
Ainsi tuer, tuer, toujours tuer ; vos bras
Et vos lèvres font plus de morts que les combats.
Puis, quand on saisira, fou de votre caresse,
Ce misérable enfant, vous, menteuse, traîtresse,
Vous, chaude encor de son baiser, le cœur battant,
Vous courrez à travers le tumulte éclatant
Ouvrir au chef anglais votre amour, et la porte
Qui protège votre hôte et sa royale escorte !
Et vous ne craignez point la vengeance du sang ?
L’homme qu’on tue, après sa mort est plus puissant
Qu’un roi victorieux où passe son armée.
Vous verrez votre vie à tout espoir fermée ;
Vous chercherez en vain assez d’ombre où cacher
Vos remords plus aigus que les traits d’un archer,
Vous sentirez toujours l’enfant qui vous regarde
Dans le jour et la nuit, et vous fuirez, hagarde,
Au fond des bois, hurlant de peur comme les loups.
Adieu !
LA COMTESSE
SUZANNE D’ÉGLOU
LA COMTESSE
Dieu n’enchaînerait pas ma haine meurtrière.
J’aime, entends-tu ; mon cœur ne craint point ta prière.
J’aime, et dans ce mot-là pitiés, vertus, pudeurs,
Tous les vains sentiments et les fausses grandeurs
Tombent, l’un après l’autre engloutis, comme tombe
Une goutte de pluie en une mer profonde.
SUZANNE D’ÉGLOU
Eh bien ! soit ! Tuez-le ! Qu’il meure ! J’aime mieux
Le voir, le front sanglant, comme un bœuf abattu.
Mais ne vous livrez pas à lui, c’est trop infâme.
LA COMTESSE
SUZANNE D’ÉGLOU
Moi ? Non, non, mais je suis femme :
J’ai honte, enfin. Du moins, qu’il meure pur de vous.
LA COMTESSE
Que m’importe cela ? Le voici. Laisse-nous.
Valderose apparaît par la porte de droite. Suzanne d’Églou le regarde fixement pendant qu’il s’approche de la comtesse, mais, comme il ne la voit pas, elle fait un geste désespéré et sort à gauche.
SCENE II
LA COMTESSE ; JACQUES DE VALDEROSE.
Valderose, très pâle, s’arrête à un pas de la comtesse et reste debout, immobile, devant elle.
LA COMTESSE
Voilà comme en ton cœur la tendresse s’efface.
Tu n’oses déjà plus me regarder en face.
JACQUES DE VALDEROSE
Hélas ! c’est mon amour lui-même que je crains.
LA COMTESSE
Certes, le fouet du maître a fait trembler tes reins.
Ton audace blêmit, ta vertu s’effarouche,
Ton cœur est moins fougueux que ne l’était ta bouche.
JACQUES DE VALDEROSE
Mon cœur vous aime et par ma bouche vous l’a dit.
Mais ce que j’ai souffert pendant ce jour maudit,
Ce que j’ai sangloté, crié, gémi, personne,
Pas même vous qui me broyez, ne le soupçonne.
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