Je l’ai vu ! je l’ai vu de ma chambre. Il est là.
Mon amour à travers l’espace l’appela,
Et l’appel de mon corps l’a fait venir plus vite
Qu’un messager portant une lettre. Maudite
Soit l’épaisseur des murs qui nous sépare encor.
Mais vous allez tomber, remparts, tant il est fort.
Il vous fera courber, comme des fronts d’esclave,
Vils Bretons et trembler de peur, tant il est brave.
On entend à trois reprises différentes l’appel prolongé d’une trompette, puis la voix lointaine d’un héraut qui crie :
« Oyez, au nom de Jean, le comte de Montfort,
A tous chefs et soldats gardant ce château fort,
Moi, Sir Gautier Romas, qui commande une troupe
De mille cavaliers portant archers en croupe,
Ce jour de saint Martin de Tours, vous fais savoir
Qu’ayez à me livrer les clefs de ce manoir ;
Sinon, la place étant par mes gens occupée,
Vous serez tous passés par le fil de l’épée. »
Rire des soldats sur les remparts.
LA COMTESSE
Et moi je sentirai ses lèvres sur mon front
Et comme un fer ardent elles me brûleront.
On entend de nouveau une trompette plus rapprochée qui répond trois fois et une voix qui crie :
« Au nom de Jean de Blois, le seul duc de Bretagne,
A vous, Anglais félons que la honte accompagne,
Moi, Pierre de Kersac, qui commande en ce lieu,
Vous dis qu’avez ici besoin de prier Dieu,
Afin qu’il soit propice à recevoir vos âmes
Lourdes de forfaitures et de crimes infâmes. »
Cris de colère des Anglais dans le lointain. Quand les voix se sont tues, un grand silence.
LA COMTESSE
Voilà qu’on va se battre et qu’un frisson me mord.
Quel silence ! On croirait que tout le monde est mort.
SUZANNE D’ÉGLOU
Quel est donc ce bruit sourd comme un troupeau qui passe ?
LA COMTESSE
SUZANNE D’ÉGLOU
On dirait des branches que l’on casse
Et puis des sifflements qui se croisent dans l’air.
LA COMTESSE
Les flèches se brisant sur les cottes de fer.
SUZANNE D’ÉGLOU
Que d’hommes vont mourir !
LA COMTESSE, ironique.
As-tu le cœur si tendre ?
Les trompettes sonnent ; on entend des cris et un grand tumulte.
SUZANNE D’ÉGLOU
LA COMTESSE
C’est l’assaut, l’assaut. J’ai cru l’entendre.
Oh ! j’ai peur maintenant, j’ai peur pour lui ; les coups
Au sein d’une mêlée ont des caprices fous ;
Et la mort qui s’y rue, ainsi qu’un chien qu’on lâche,
Prend parfois le plus brave à cité du plus lâche.
SUZANNE D’ÉGLOU
Ces cris me font un mal atroce, car j’entends
Hurler chaque blessé plus que les combattants.
LA COMTESSE, se levant impétueusement.
J’y dois aller, cousine, et veiller sur sa tête,
On peut sauver quelqu’un par un bras qu’on arrête.
SCENE VIII
LES MÊMES ; UN SOLDAT.
LE SOLDAT
Madame, un prisonnier anglais prétend avoir
Un secret à vous dire.
LA COMTESSE
A moi ? Je veux le voir.
Qu’il vienne.
Le prisonnier entre, gardé par deux soldats.
LE PRISONNIER
Je n’oserais le dire
Qu’à vous.
Les soldats s’éloignent sur un geste de la comtesse.
Je ne sais rien, mais vous le pourrez lire.
Il lui donne une lettre.
LA COMTESSE
LE PRISONNIER, bas.
LA COMTESSE, vivement. Elle prend la lettre.
Aux soldats.
Qu’il soit traité
Avec grande douceur, car il l’a mérité.
Les soldats et le prisonnier sortent.
SCENE IX
LA COMTESSE ; SUZANNE D’ÉGLOU.
LA COMTESSE, baisant la lettre passionnément.
Sa lèvre s’est posée où ma bouche se pose.
Oh ! tu ne comprends pas cela, toi, qu’une chose
Qu’il a vue et touchée est douce à regarder,
Et qu’aux plis du papier sa lettre doit garder
Chaque baiser d’amour dont il l’a caressée,
Ainsi que l’écriture a gardé sa pensée.
Elle ouvre et lit le billet.
« Ma douce bien aimée, après l’assaut du jour,
Si je n’ai pu franchir les fossés ni la tour,
Au milieu de la nuit, ouvre la porte basse.
J’y serai seul, viens seule, il faut que je t’embrasse
Sur les mains et les yeux et les lèvres d’abord.
J’irai chercher mes gens après, ô cher Trésor,
Car, avant ce château, c’est toi que je viens prendre.
Mon amour n’attend pas et mon Roi peut attendre. »
Embrassant encore le billet.
Ce soir, ce soir ! avant l’aurore de demain
J’aurai donc ce bonheur d’avoir tenu sa main,
Ce frisson convulsif de la chair et de l’âme
Qui jaillit du baiser d’un homme et d’une femme.
Elle regarde à la fenêtre.
Oh ! j’ai beau regarder, je vois le ciel tout blond,
Et sa splendeur grandit. Comme ce jour est long !
Comme il est bon d’aimer, mais qu’il est dur d’attendre !
Dieu clément, laisse donc les ténèbres descendre !
Mais en moi tant d’espoir monte et de soleil luit
Que je ne verrai pas quand tombera la nuit.
Un cri éclatant est poussé par les soldats. On entend un tumulte effroyable, des gens qui courent en se bousculant ; des trompettes sonnent.
SUZANNE D’ÉGLOU
Les murs ont tressailli d’une horrible secousse.
LA COMTESSE, les deux mains sur son cœur.
VOIX AU DEHORS
Montfort ! Penthièvre à la rescousse.
SUZANNE D’ÉGLOU, tombant à genoux.
Un soldat entre, effaré.
LA COMTESSE
LE SOLDAT
LA COMTESSE
Pour qui ? Pour les Anglais ?
LE SOLDAT
On entend des voix qui s’approchent ; le soldat sort en courant.
LA COMTESSE
Il est vainqueur, vainqueur ! Embrasse-moi, cousine.
SUZANNE D’ÉGLOU, abattue.
Les Anglais ! Je me sens un poids sur la poitrine.
LA COMTESSE
Écoute donc. Voici que le combat finit.
DES VOIX AU DEHORS
LA COMTESSE
On dit : « Victoire ! » Oh ! le ciel soit béni.
Entends-tu ce grand bruit ainsi qu’un flot qui monte ?
Il est vainqueur. Il vient. Oh !j’étouffe.
SCENE X
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