Quoique la blessure fût dangereuse, Nadine se trouva vite hors d’affaire, grâce à sa jeunesse, à sa vigueur, grâce aussi aux soins de la mère Archambauld; mais il ne pouvait toujours pas beaucoup marcher, et comme je pensais qu’il devait souffrir de son isolement, que c’était bien dur pour un jeune homme habitué au luxe et à la haute vie, cette convalescence en hiver au milieu de la forêt, avec des branches et des feuilles pour horizon, et pour toute compagnie la pipe silencieuse d’Archambauld, je vins souvent le chercher dans ma voiture en rentrant de mes courses. Il dînait avec nous. Quelquefois même, quand le temps était trop mauvais, il couchait à la maison.
Je dois en faire l’aveu, je l’adorais, ce bandit. J’ignore où il avait pris tout ce qu’il savait, mais il savait tout. Il avait navigué, servi, fait le tour du monde, connaissait la guerre et la marine. À ma femme, il donnait des recettes pharmaceutiques de son pays; à ma fille, il apprenait des chansons de l’Ukraine. Nous étions positivement sous le charme, moi surtout, et quand le soir je rentrais, cinglé par le vent et la pluie, cahoté dans le cabriolet, je pensais avec joie que j’allais le trouver au coin de mon feu, je l’associais dans mon esprit à ce groupe lumineux qui m’attendait dans la nuit noire au bout du chemin. Ma femme résistait bien un peu à l’entraînement général, mais comme c’était une habitude de son caractère, cette méfiance qu’elle avait adoptée pour faire contre-poids à mon laisser-aller, je n’y prenais pas garde.
Cependant notre malade commençait à se porter de mieux en mieux; il aurait même été très bien en état de finir son hiver à Paris, mais il ne partait pas. Le pays semblait lui convenir, le retenir. Par quels liens? Je ne songeais pas à me le demander.
Voici qu’un jour ma femme me dit:
– Écoute, Rivals! il faut que M. Nadine s’explique, ou qu’il ne vienne plus si souvent à la maison; on commence à causer autour de nous par rapport à Madeleine.
– Madeleine!… Allons donc, quelle idée!
J’avais la naïve conviction que c’était pour moi que le comte restait à Étiolles, pour la partie de jacquet que nous faisions tous les soirs, pour nos longues causeries maritimes autour des grogs. Imbécile! je n’aurais eu qu’à regarder ma fille sitôt qu’il entrait; je n’aurais eu qu’à la voir changer de couleur, s’appliquer à sa broderie, rester muette quand il était là, se pencher à la fenêtre pour guetter son arrivée. Mais il n’y a pas de pires yeux que ceux qui ne veulent pas voir, et moi je tenais à être aveugle. Il fallut bien pourtant se rendre à l’évidence, Madeleine ayant avoué à sa mère qu’ils s’aimaient. J’allai immédiatement trouver le comte, bien résolu à le faire s’expliquer.
Il s’expliqua en effet, et sur un ton de rondeur, de franchise, qui m’alla au cœur. Il aimait ma fille et me la demandait, sans me cacher tous les obstacles que sa famille, entêtée de noblesse, opposerait à nos projets. Il ajoutait qu’il était en âge de se passer d’un consentement, et que d’ailleurs son avoir personnel joint à ce que je donnerais à Madeleine suffirait largement aux dépenses d’un ménage. Une grande disproportion de fortune m’aurait effrayé, ce qu’il me disait de la modicité de ses ressources me séduisit tout de suite. Et puis cet air de grand seigneur bon enfant, cette facilité à arranger les affaires, à tout décider, à tout signer les yeux fermés… Bref, il était installé à la maison comme notre futur gendre que nous nous demandions encore par quelle porte il était entré. Je sentais bien qu’il y avait là quelque chose d’un peu vif, d’un peu irrégulier; mais le bonheur de ma fille m’étourdissait, et quand la mère me disait: «Il faut prendre des renseignements, nous ne pouvons pas donner notre enfant au hasard,» je me moquais d’elle et de ses perpétuels tremblements. J’étais si sûr de mon homme! Un jour, pourtant, je parlai de lui à M. de Viéville, un des principaux actionnaires de la chasse en forêt:
– Ma foi! mon cher Rivals, me dit-il, je ne connais pas le comte de Nadine. Il m’a fait l’effet d’un excellent garçon. Je sais qu’il porte un grand nom, qu’il est bien élevé. C’est plus qu’il n’en faut pour tenir un affût ensemble. Maintenant, il est clair que si j’avais à lui donner ma fille en mariage, j’irais un peu plus au fond des choses. À votre place, je m’adresserais à l’ambassade russe. Ils doivent avoir là tous les renseignements nécessaires.
Tu crois peut-être, mon brave Jack, qu’après cela je n’eus rien de plus pressé que d’aller à l’ambassade. Eh bien! non. J’étais trop insouciant, trop lambin surtout. Dans la vie, je n’ai jamais fait ce que je voulais, faute de temps. Je ne sais si j’en perds, si j’en gaspille; mais mon existence, à quelque âge que je meure, se sera trouvée trop courte de moitié pour tout ce que j’avais à faire. Tourmenté par ma femme au sujet de ces malheureuses informations, je finis par mentir: «Oui, oui, j’y suis allé… Des renseignements excellents… De l’or en barre, ces comtes de Nadine.» Depuis, je me suis rappelé l’air singulier de mon drôle chaque fois qu’il supposait que je partais pour Paris ou que j’en revenais; mais alors je ne voyais rien, j’étais tout entier à ces beaux projets d’avenir dont les enfants emplissaient leurs heureuses journées. Ils devaient habiter avec nous trois mois de l’année, et passer le reste du temps à Saint-Pétersbourg où l’on offrait à Nadine un emploi supérieur dans l’administration. Ma pauvre femme elle-même finissait par partager la joie et la confiance de tous.
La fin de l’hiver se passa en pourparlers, en correspondances continuelles. Les papiers du comte étaient longs à venir, les parents refusaient tout consentement, et pendant ce temps les liens se resserraient de plus en plus, l’intimité croissait tellement que je me disais avec inquiétude: «Et si les papiers n’arrivaient pas!…» Nous les reçûmes enfin: un paquet d’hiéroglyphes serrés, impossibles à déchiffrer, extraits de naissance, de baptême, de libération du service militaire. Ce qui nous amusa, ce fut une page remplie par les titres, noms et prénoms du futur, Ivanovitch Nicolavitch Stéphanovitch, toute une généalogie qui allongeait le nom de famille à chaque génération. – «Vraiment, vous avez tant de noms que cela? lui disait en riant ma pauvre fille, qui s’appelait tout court Madeleine Rivals.» Ah! le gueux, il en avait bien d’autres encore!
Il fut d’abord question de faire le mariage à Paris, en grande pompe, à Saint-Thomas-d’Aquin, mais Nadine réfléchit qu’il ne fallait pas braver à ce point l’autorité paternelle, et la cérémonie eut lieu simplement à Étiolles, dans cette petite église que tu connais et qui garde sur ses registres la preuve d’un irréparable mensonge. Quelle belle journée! Que j’étais content! Il faut être père, vois-tu! pour comprendre ces choses-là. Ma fierté, en entrant dans cette église avec ma fille tremblante à mon bras, et la joie de se dire: «Mon enfant est heureuse, c’est à moi qu’elle le doit.» Oh! ce coup de hallebarde sous le porche me restera dans le cœur toute la vie. Ensuite, après la messe, déjeuner à la maison et départ des enfants en chaise de poste pour leur beau voyage de noces. Je les vois encore tous les deux serrés l’un contre l’autre dans le fond de cette voiture, emportés par le double élan du voyage et de leur bonheur, et bientôt enveloppés d’un nuage de poussière joyeuse où l’on entendait des grelots et des coups de fouet.
Ceux qui s’en vont sont heureux en pareil cas; mais ceux qui restent sont bien tristes. Quand nous nous mîmes à table, le soir, la mère et moi, cette place vide entre nous nous donna bien l’impression de notre isolement. Et puis cela s’était fait trop vite, sans nous laisser le temps de nous préparer à la séparation. Nous nous regardions, stupéfaits. Moi encore j’avais le dehors, mes courses, mes malades; mais la pauvre maman était réduite à faire tourner son regret dans tous les coins du logis qui lui rappelait l’absente. C’est la destinée des femmes. Tous leurs chagrins, toutes leurs joies, leur viennent de l’intérieur, s’y concentrent, s’y incrustent si bien qu’elles les retrouvent dans l’armoire qu’elles rangent ou dans la broderie qu’elles achèvent. Heureusement que les lettres que nous recevions de Pise, de Florence, étaient toutes rayonnantes d’amour et de soleil. Puis, nous nous occupions des enfants. Je leur faisais construire une petite maison à côté de la nôtre. Nous choisissions des tentures, des meubles, des papiers. Et chaque jour nous parlions d’eux: «Ils sont ici… Ils sont là… Ils s’éloignent… Ils se rapprochent.» Enfin, nous attendions ces dernières lettres que les voyageurs jettent, au retour, avec l’envie de les devancer.
Читать дальше
Конец ознакомительного отрывка
Купить книгу