Cependant l’avenir m’effrayait. Ma petite-fille ne pourrait pas toujours ignorer son malheur et le nôtre. Il y a des circonstances où les registres des mairies s’ouvrent tout grands, et sur celui d’Étiolles elle est inscrite avec cette triste mention: «Père inconnu.» Pour nous, le mariage de Cécile, c’était le moment redoutable. Qu’arriverait-il si elle s’éprenait d’un homme qui, en connaissant la vérité, se retirerait pour ne pas épouser une enfant naturelle, la fille d’un faussaire?
– Elle n’aimera que nous. Elle ne se mariera pas, disait la grand’mère… Était-ce possible? Et quand nous ne serions plus là? Quelle tristesse et quel danger, avec une beauté pareille, de rester dans la vie sans protecteur! Et pourtant comment faire? On ne pouvait associer à cette destinée exceptionnelle qu’une destinée exceptionnelle aussi. Où la trouver? Ce n’était pas dans un village où chaque famille s’étale au grand air, au grand jour, en espalier, où chacun se connaît, s’épie et se juge… À Paris, nous ne connaissions personne; et puis, Paris, c’est le gouffre… C’est alors que ta mère vint s’installer dans le pays. On la croyait mariée avec ce d’Argenton; mais lorsque je commençai à les voir, la femme d’Archambauld m’avertit très secrètement de l’irrégularité du ménage. Ce fut pour moi une lumière. Je me dis, en te voyant: «Voilà le mari de Cécile.» Dès ce moment, je te considérai comme mon petit-fils, je commençai à t’élever, à t’instruire…
Oh! lorsqu’après la leçon je vous voyais dans un coin de la pharmacie, si heureux, si unis, toi plus fort et plus grand qu’elle, elle, déjà plus raisonnable que toi, j’étais pris d’une émotion, d’une pitié tendre, devant l’amitié naissante qui vous attirait l’un vers l’autre. Et plus Cécile t’ouvrait sa petite âme naïve, plus ton intelligence se développait, allait, avide d’apprendre, aux belles et grandes choses, plus j’étais fier et content de mon idée. J’avais tout préparé dans mon esprit. Je vous voyais à vingt ans venant me dire:
– Grand-père, nous nous aimons.
Et moi je répondais:
– Je crois bien qu’il faut vous aimer, et vous aimer bien fort, pauvres petits réprouvés que vous êtes… car dans la vie vous serez tout l’un pour l’autre.
Voilà pourquoi tu m’as vu si terriblement en colère, quand cet homme a voulu faire de toi un ouvrier. Il me semblait que c’était mon enfant, le mari de ma petite Cécile, qu’on m’enlevait. Tout mon plan merveilleux s’écroulait, jeté de la même hauteur d’où l’on te précipitait dans l’action. Que je les ai maudits, tous ces fous, avec leurs visées humanitaires! Pourtant, je gardais encore un espoir. Je me disais: «Les rudes épreuves du commencement font souvent des hommes bien trempés. Si Jack prend le dessus de sa tristesse, s’il lit beaucoup, s’il garde sa tête dans l’idéal pendant que ses bras s’agiteront, il restera digne de la femme que je lui destine.» Les lettres que nous recevions de toi, si tendres, si élevées, m’entretenaient dans ces pensées. Nous les lisions ensemble, Cécile et moi, et l’on parlait de toi tous les jours.
Tout à coup, la nouvelle de ce vol. Ah! mon ami, je fus épouvanté. Combien j’en voulais à la faiblesse de ta mère, à la tyrannie de ce monstre, qui t’avaient perdu en te jetant sur une mauvaise route. Je respectai cependant la sympathie, la tendresse qu’il y avait pour toi dans le cœur de mon enfant. Je n’eus pas le courage de la détromper, attendant chez elle un âge plus avancé, une raison plus solide, pour qu’elle supportât mieux sa première déception… D’ailleurs, je savais bien, par l’exemple de sa mère, qu’il est des terrains si vivaces que tout ce qu’on y jette s’y enracine, s’y fortifie encore des résistances. Je sentais que tu étais enraciné dans ce petit cœur-là, et je comptais sur le temps, sur l’oubli, pour t’en arracher. Eh bien! non, rien n’y a fait. Je m’en suis aperçu le jour où, après t’avoir rencontré chez le garde, j’ai annoncé à Cécile ta visite pour le lendemain. Si tu avais vu ses yeux briller, et comme elle a travaillé toute la journée. Chez elle, c’est un signe: les grandes émotions se marquent par plus d’activité, comme si son cœur, battant à coups trop précipités, avait besoin de se régulariser au mouvement de son aiguille ou de sa plume.
Maintenant, écoute-moi, Jack! Tu aimes ma fille, n’est-ce pas? Il s’agit de la gagner, de la conquérir, en sortant de la condition où l’aveuglement de ta mère t’a fait descendre. Je t’ai vu de près pendant ces deux mois; le moral et le physique vont bien. Donc voici ce qu’il faut faire: travaille pour être médecin, tu prendras ma suite à Étiolles. J’avais d’abord pensé à te garder ici, mais j’ai compté qu’il te faudrait quatre ans en piochant ferme, pour devenir officier de santé, ce qui suffit dans nos campagnes, et, pendant ce temps, ta présence réveillerait dans le pays le triste roman que je viens de te raconter. Puis, il est cruel à un honnête homme de ne pas gagner sa vie. À Paris, tu feras deux parts de la tienne: ouvrier pendant le jour, tu étudieras, le soir, dans ta chambre, à la clinique, dans tous ces cours qui font de Paris la ville étudiante et savante. Tous les dimanches, nous t’attendrons. J’inspecterai ton travail de la semaine, je te guiderai, et la vue de Cécile te donnera des forces… Je ne doute pas que tu n’arrives, et vite… Ce que tu vas entreprendre, Velpeau et d’autres l’ont fait. Veux-tu l’essayer? Cécile est au bout de cet effort.
Jack se sentait si ému, si troublé, ce qu’il venait d’entendre était si touchant, si extraordinaire, la perspective qu’on lui ouvrait lui paraissait tellement belle, qu’il ne trouva pas un mot à dire, et pour toute réponse il sauta au cou de l’excellent homme.
Mais un doute, une crainte, lui restaient encore. Peut-être Cécile n’éprouvait-elle pour lui qu’une amitié de sœur. Et puis, quatre ans, c’était bien long; consentirait-elle à l’attendre jusque-là?
– Dam! mon garçon, dit M. Rivals gaiement, ce sont là des choses tout à fait personnelles auxquelles je ne puis répondre… mais je t’autoriserai à t’en informer toi-même. Elle est là-haut. Je viens de l’entendre remonter tout à l’heure. Va lui parler.
Lui parler! C’était vraiment bien difficile. Essayez donc de dire un mot, quand le cœur vous bat à tout rompre et que l’émotion vous serre à la gorge.
Cécile écrivait dans «la pharmacie.» Jamais elle n’avait paru à Jack si belle, si imposante, pas même le jour où, pour la première fois, il l’avait revue après sept ans d’absence. Mais chez lui, quel changement depuis ce jour-là! La beauté morale reconquise ennoblissait ses traits, ôtait à tous ses gestes la timidité de leur disgrâce. Il n’en était pas moins humble devant elle.
– Cécile, dit-il, je vais partir.
À cette annonce de départ, elle s’était levée, très pâle.
– Je vais reprendre mon dur labeur. Mais, maintenant, ma vie a un but. Votre grand-père m’a permis de vous dire que je vous aimais, et que j’allais travailler à vous conquérir.
Il tremblait tellement, il parlait si bas, que tout autre que Cécile n’aurait su distinguer ce qu’il disait. Mais elle l’entendait bien, elle; et pendant que par tous les coins de la grande salle le passé réveillé s’agitait dans les rayons du soleil couchant, la jeune fille écoutait cette déclaration d’amour, comme un écho de toutes ses pensées, de tous ses rêves depuis dix ans… Et c’était une enfant si singulière, qu’au lieu de rougir et de cacher son visage, ainsi que font en pareil cas les jeunes personnes de bonne famille, elle restait debout avec un beau sourire reflété dans ses yeux pleins de larmes. Elle savait bien que cet amour allait être traversé d’épreuves, de longues attentes, de tous les tourments de la séparation; mais elle se faisait forte pour donner à Jack plus de courage. Quand il eut fini de lui expliquer ses projets:
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