– Tu as mis «si fécondes en légendes?…»
Elle essaya de répéter «si fé… si fécondes,» mais elle s’arrêta, la voix entrecoupée de sanglots.
Charlotte pleure. Elle a eu beau mordre sa plume, serrer ses lèvres pour se retenir. Cela déborde. Elle pleure, elle pleure…
– Allons, bon! dit d’Argenton stupéfié… Comme ça tombe! Un soir où j’étais si bien en train… Qu’est-ce qui te prend, voyons? C’est cette nouvelle du Cydnus ? Mais, quoi? C’est un bruit en l’air. Tu sais bien comment sont les journaux. Tout leur est bon pour remplir leurs colonnes… Cela se voit tous les jours, qu’on soit sans nouvelles d’un navire. D’ailleurs, Hirsch a dû passer à la compagnie aujourd’hui. Il va venir tout à l’heure. Tu sauras ce qu’il en est. Il sera toujours temps de se faire du chagrin.
Il lui parle d’une voix dédaigneuse et sèchement condescendante, comme on parle aux faibles, aux enfants, aux fous, aux malades; n’est-ce pas un peu tout cela? Puis, quand il l’a calmée:
– Où en étions-nous? Ça m’a fait perdre le fil. Relis-moi tout ce que j’ai dicté… Tout!
Charlotte refoule ses larmes et reprend pour la dixième fois:
– «Dans un vallon perdu des Pyrénées, de ces Pyrénées si fécondes en légendes…»
– Ensuite?
Elle a beau tourner et retourner la page, secouer le cahier neuf:
– C’est tout…, dit-elle à la fin.
D’Argenton est très surpris; il lui semble qu’il y en avait bien plus long. C’est toujours ce qui lui arrive quand il dicte. La terrible avance que la pensée a sur l’expression l’égare. Tout ce qu’il rêve, tout ce qui est dans son cerveau à l’état d’embryon, il le croit déjà formulé, réalisé; et quand il s’est contenté de faire de grands gestes, de bredouiller quelques mots, il reste atterré devant le peu qu’il a produit, devant la disproportion du rêve avec la réalité. Désillusion de don Quichotte se croyant dans l’Empyrée, prenant pour le vent d’en haut l’haleine des marmitons et les soufflets de cuisine qu’on agite autour de lui, et ressentant sur le cheval de bois où il est assis toute la secousse d’une chute imaginaire! D’Argenton, lui aussi, se croyait parti, enlevé, envolé… Eh quoi! tant de frissons, de fièvre, d’exaltation, de poses, d’attitudes, de pas contrariés, tant de fois la main passée dans les cheveux, pour arriver à ces deux lignes: « Dans un vallon perdu des Pyrénées, de ces Pyrénées, etc…» Et c’est toujours ainsi.
Il est furieux, il se sent ridicule:
– Aussi, c’est ta faute, dit-il à Charlotte… Avec cela qu’il est facile de travailler en face de quelqu’un qui pleure tout le temps. Ah! tiens! c’est horrible… Tout un monde de pensées, de conceptions… Et puis rien, rien, jamais rien… Et le temps passe, et les années filent, et les places se prennent… Tu ne sais donc pas, malheureuse femme, comme il faut peu de chose pour déranger l’inspiration?… Oh! toujours se heurter le front à quelque réalité stupide!… Moi qui, pour composer, aurais besoin de vivre dans une tour de cristal, à mille pieds au-dessus des futilités de la vie, je me suis donné pour compagnons le caprice, le désordre, l’enfantillage et le bruit…
Il tape du pied, assène un coup de poing sur la table, tandis que Charlotte, qui n’a pas assez pleuré pour le trop plein de son cœur, ramasse en versant des larmes les plumes, l’essuie-plume, le porte-plume, tout son attirail de secrétaire dispersé sur le tapis du salon.
L’arrivée du docteur Hirsch met fin à cette scène regrettable, mais si fréquente que tous les atomes de la maison y sont habitués et que, sitôt la tourmente passée, la colère tombée, ils reprennent vite leur place et rendent aux objets leur apparence d’harmonie et de tranquillité habituelles. Le docteur n’est pas seul. Il est accompagné de Labassindre, et tous deux font une entrée mystérieuse, grave, extraordinaire. Le chanteur surtout, accoutumé aux effets de scène, a une façon de fermer hermétiquement les lèvres en relevant la tête, qui signifie visiblement: «Je sais quelque chose de la plus grande importance, mais rien ne pourra me décider à vous l’apprendre.»
D’Argenton, encore tout tremblant de fureur, ne comprend pas ce que veulent dire ces poignées de mains vibrantes, significatives, que ses amis lui prodiguent à la muette. Un mot de Charlotte le met au fait:
– Eh bien! monsieur Hirsch? dit-elle en s’élançant vers le docteur fantaisiste.
– Toujours la même réponse, madame. On n’a pas de nouvelles.
Mais pendant qu’il dit «pas de nouvelles» à Charlotte, il fait au contraire, avec ses yeux démesurément ouverts sous ses lunettes bombées, comprendre à d’Argenton que c’est un affreux mensonge, qu’il y a des nouvelles, des nouvelles terribles.
– Et que pensent ces messieurs à la Compagnie?… Qu’est-ce qu’ils disent?… demanda la mère avec le désir et la peur de savoir, essayant de déchiffrer la vérité sur ces figures à grimaces.
– Mon Dieu! madame… beûh! beûh!
Tandis que Labassindre s’entortille dans une suite de phrases, longues, molles, vaguement rassurantes, mais au fond dubitatives, Hirsch, à force de remuer la bouche d’après la méthode Decostère a fini par donner au poète la configuration de ces quelques mots: « Cydnus perdu corps et biens… Collision en pleine mer… Parages du cap Vert… Épouvantable!»
La grosse moustache de d’Argenton a tressailli, mais c’est tout. En regardant cette face blême, étalée et correcte, dont pas un pli n’a bougé, il serait bien difficile de définir ses impressions, de savoir si le triomphe y domine ou le remords tardif devant ce dénoûment lugubre. Peut-être ces deux sentiments se contrarient-ils sur le visage impassible qui n’en laisse voir franchement aucun.
Le poète éprouve seulement le besoin d’aller évaporer au dehors l’agitation que lui cause cette grande nouvelle.
– J’ai beaucoup travaillé, dit-il très sérieusement à ses amis… Je veux prendre l’air… Allons faire un tour.
– Tu as raison, dit Charlotte… Sors un peu, cela te fera du bien.
Charlotte qui, d’habitude, retient son «artiste» sans cesse à la maison, parce qu’elle croit toutes les dames du faubourg Saint-Germain informées de son retour et prêtes à s’inscrire à la file pour «boire tout le sang de son cœur,» ce soir-là exceptionnellement, est ravie de le voir partir, de rester seule avec sa pensée. Elle pourra donc pleurer en paix sans que personne essaye de la consoler, se livrer tout entière à ces terreurs, à ces pressentiments qu’elle n’ose pas avouer de peur d’être brutalement rassurée. Voilà pourquoi la servante même la gêne, pourquoi au lieu de bavarder longuement avec elle comme à chaque fois que monsieur sort, elle la renvoie dans sa mansarde.
– Madame veut rester seule?… Madame n’a pas peur?… C’est si triste ce vent qui souffle sur ce balcon.
– Non, laissez-moi…, je n’ai pas peur.
Enfin la voilà seule, elle peut se taire, réfléchir à son aise, sans que la voix du tyran lui dise: «À quoi penses-tu?…» Elle pense à son Jack, parbleu! Et à quoi penserait-elle? Depuis qu’elle a lu dans le journal cette ligne sinistre: On est sans nouvelles du Cydnus , l’image de son enfant la poursuit, l’affole, ne la quitte plus. Le jour encore, l’égoïsme accapareur du poète lui ôte jusqu’à son tourment; mais, la nuit, elle ne dort pas. Elle écoute le vent qui souffle et lui cause une terreur singulière. À cet angle du quai où ils habitent, il arrive toujours de quelque point différent, irrité ou plaintif, secouant les vieilles boiseries, effleurant les vitres sonores, rabattant une persienne détachée. Mais qu’il chuchote ou qu’il crie, il lui parle. Il lui dit ce qu’il dit aux mères et aux femmes de marins, des paroles qui la font pâlir.
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