– Il arrive bien, dit l’autre presque sans se retourner, je manque de monde pour les escarbilles.
– Bon courage, petit gas! fit le père Roudic en donnant à son apprenti une vigoureuse poignée de main.
Et Jack, tout de suite, se mit aux escarbilles. Tous les détritus de charbon dont les cendriers se trouvent obstrués, encrassés, sont jetés dans des paniers que l’on monte sur le pont pour les vider dans la mer. Dur métier, les paniers sont lourds, les échelles raides, suffocante la transition de l’air pur à l’étouffement du gouffre. Au troisième voyage, Jack sentait ses jambes fondre sous lui. Incapable même de soulever son panier, il restait là, anéanti, moite d’une sueur qui lui enlevait tout ressort, quand l’un des chauffeurs, le voyant en cet état, alla prendre dans un coin un large fiasque d’eau-de-vie et le lui présenta.
– Non, merci! je n’en bois pas, dit Jack.
L’autre se mit à rire.
– Tu en boiras, dit-il.
– Jamais!… fit Jack, et, se raidissant par un sursaut de sa volonté bien plus que par l’effort de tous ses muscles, il chargea la lourde corbeille sur son dos et la monta courageusement.
Le pont présentait un coup d’œil animé et pittoresque. Le petit paquebot amenant les voyageurs venait d’arriver et de se ranger à côté du grand steamer. De là montait une foule de passagers, pressés, ahuris, qui offraient une diversité étonnante de costumes et de langages, tous les pays de la terre se donnant rendez-vous sur ce milieu mixte, international, qu’on appelle un pont de navire. Tout ce monde courait, s’installait. Des gens étaient gais, d’autres pleuraient d’un adieu précipité; mais tous avaient au front un souci ou un espoir, car les déplacements sont presque toujours le résultat d’une perturbation, de quelque volte d’existence, et c’est en général le dernier tremblement d’une grande secousse que ces départs qui vous jettent d’un continent à un autre. Aussi les deuils côtoient l’aventure sur les ponts des paquebots et mêlent leur mélancolie à la fièvre du voyage.
Elle était partout, cette fièvre singulière, dans la marée qui montait à grand bruit, dans les révoltes du vaisseau tirant son ancre, dans l’agitation des petites barques qui l’entouraient. Elle animait là-bas, sur la jetée, une foule émue et curieuse, venue pour saluer les voyageurs, suivre de loin quelque silhouette aimée, et formant sur l’étroit espace comme une barre sombre qui coupait l’horizon bleu. Elle doublait, cette fièvre, l’élan des bateaux de pêche gagnant le large à pleines voiles pour toute une nuit de hasard et de combat; et les grands steamers qui rentraient la sentaient battre, dans leurs toiles lasses, comme un regret des beaux pays parcourus.
Pendant que l’embarquement finissait, que la cloche de l’avant du navire hâtait les dernières brouettes, Jack, son panier d’escarbilles vidé, était resté appuyé au bastingage à regarder les passagers, ceux des cabines confortablement mis et équipés, et ceux du pont déjà assis sur leur mince bagage… Où allaient-ils?… Quelle chimère les emportait? Quelle réalité cruelle et froide les attendait à l’arrivée!… Un couple surtout l’intéressait, une mère et son enfant qui lui rappelaient l’image d’Ida et du petit Jack alors qu’ils se tenaient ainsi par la main. La femme, jeune, tout en noir, enveloppée d’un sarapé mexicain à grandes raies, avec cette allure indépendante que les femmes de militaires ou de marins prennent des absences fréquentes de leur mari. L’enfant, habillé à l’anglaise, ressemblant à s’y méprendre au joli filleul de lord Peambock.
Quand ils passèrent près de Jack, tous deux eurent un mouvement d’écart, et la longue robe de soie fut vivement relevée pour ne pas frôler les manches du chauffeur noires de charbon. Ce fut un mouvement presque imperceptible, mais qu’il comprit; et du coup il lui sembla que son passé, ce cher passé en deux personnes qu’il invoquait aux mauvais jours, venait de le renier, de s’éloigner de lui à jamais.
Un juron marseillais, accompagné d’un fort coup de poing entre les deux épaules, interrompit sa triste rêverie:
– Chien failli de chauffeur de Ponantais du diable, veux-tu bien descendre à ton poste!…
C’était le Moco qui faisait sa ronde. Jack descendit sans rien dire, honteux de cette humiliation devant tous.
Comme il mettait le pied sur l’échelle menant à la chambre de chauffe, une longue secousse ébranla le navire, la vapeur qui grondait depuis le matin régularisa son bruit, l’hélice se mit en branle. On partait.
En bas, c’était l’enfer.
Chargés jusqu’à la gueule, dégageant avec des lueurs d’incarnat une chaleur visible, les fours dévoraient des pelletées de charbon sans cesse renouvelées par les chauffeurs dont les têtes grimaçaient, tuméfiées, apoplectiques, sous l’action de ces feux ardents. Le grondement de l’Océan semblait le rugissement de la flamme; le bruit du flot confondu avec un pétillement d’étincelles donnait l’expression d’un incendie inextinguible, renaissant de tous les efforts qu’on faisait pour l’éteindre.
– «Mets-toi là…» dit le chef de chauffe.
Jack vint se mettre devant une de ces gueules enflammées qui tournaient tout autour de lui, élargies et multipliées par le premier étourdissement du tangage. Il fallait activer ce foyer d’embrasement, l’agacer du ringard , le nourrir, le décharger sans cesse. Ce qui lui rendait la besogne plus terrible, c’est que, n’ayant pas l’habitude de la mer, les trépidations violentes de l’hélice, les surprises du roulis le faisaient chanceler, le jetaient à tout moment vers la flamme. Il était obligé de s’accrocher pour ne pas tomber et d’abandonner tout de suite les objets incandescents auxquels il essayait de se retenir.
Il travaillait pourtant avec tout son courage; mais, au bout d’une heure de ce supplice ardent, il se sentit aveuglé, sourd, sans haleine, étouffé par le sang qui montait, les yeux troubles sous les cils brûlés. Il fit ce qu’il voyait faire aux autres, et, tout ruisselant, s’élança sous la «manche à air» long conduit de toile où l’air extérieur tombe, se précipite du haut du pont par torrents… Ah! que c’était bon!… Presque aussitôt, une chape de glace s’abattit sur ses épaules. Ce courant d’air meurtrier avait arrêté son souffle et sa vie.
– La gourde! cria-t-il d’une voix rauque au chauffeur qui lui avait offert à boire.
– Voilà, camarade. Je savais bien que tu y viendrais.
Il avala une énorme lampée. C’était de l’alcool presque pur; mais il avait tellement froid que le trois-six lui parut aussi fade et insipide que l’eau claire. Quand il eut bu, il lui vint un grand bien-être de chaleur intérieure communiquée à tous ses nerfs, à tous ses muscles, et qui s’exaspéra ensuite en brûlure vive au creux de l’estomac. Alors, pour éteindre ce feu qui le brûlait, il recommença à boire. Feu dedans et feu dehors, flamme sur flamme, alcool sur charbon, c’est ainsi désormais qu’il allait vivre!
Il commençait un rêve fou d’ivresse et de torture qui devait durer trois ans. Trois sinistres années aux jours tout pareils, aux mois confondus et brouillés, aux saisons uniformes dans la canicule constante de la chambre de chauffe.
Il traversa des zones inconnues dont les noms étaient clairs, chantants, rafraîchissants, des noms espagnols, italiens ou français, du français enfantin des colonies; mais de toutes ces contrées magiques, il ne vit ni les ciels de saphir, ni les îles vertes étalées en féconds bouquets sur les vagues phosphorescentes. La mer grondait pour lui de la même colère, le feu de la même violence. Et plus les pays étaient beaux, plus la chambre de chauffe était terrible.
Читать дальше