Subitement, le petit paquebot entra dans l’espace d’un seul bond. Comment définir autrement cette allure nouvelle de toute son armature, ce balancement que les flots, baignés d’une lumière éblouissante, libres dans une prise d’air gigantesque, semblaient continuer d’une lame à l’autre, jusqu’à la limite extrême de l’horizon, jusqu’à cette ligne verdâtre où le ciel et l’eau réunis ferment l’espace aux yeux avides?
Jack n’avait jamais vu la mer. Cette odeur fraîche et salée, ce coup d’éventail que la marée montante dégage à chaque vague, lui mit au cœur la griserie du voyage.
Là-bas, sur la droite, avec ce resserrement de tous leurs toits que les ports de mer présentent entre les roches, Saint-Nazaire s’avançait au bord des flots, son clocher en vigie sur la hauteur, sa jetée continuant la rue jusqu’au large. Entre les maisons, des mâts se dressaient, se croisaient, mêlés de loin les uns aux autres, et si serrés qu’on eût dit qu’un seul coup de vent avait poussé ce paquet de vergues dans l’abri du port. En approchant, tout s’espaça, se sépara, s’agrandit.
Ils débarquèrent à la jetée. Là, on leur apprit que le Cydnus , grand steamer de la Compagnie transatlantique, partait le jour même, dans deux ou trois heures, et que depuis la veille il était déjà au large. C’est le seul moyen qu’on ait trouvé jusqu’ici pour avoir l’équipage au complet au moment du départ, sans être obligé de faire battre tous les bouges de Saint-Nazaire par les gendarmes.
Jack et son compagnon n’avaient donc pas le temps de voir la ville qu’emplissaient, à cette heure, l’animation et le train d’un jour de marché débordant jusque sur le port. Tout le quai était jonché de paquets de verdure, de paniers de fruits, de volailles liées deux à deux et battant des ailes par terre en piaillant. Devant leur étalage, paysannes et paysans bretons, alignés tout debout les bras ballants, attendaient tranquilles et muets qu’il leur vînt quelque pratique. Pas de hâte, pas le moindre appel aux passants. Pour faire contraste, une foule de petits forains, l’éventaire chargé de cravates, de porte-monnaie, d’épingles ou de bagues, circulaient bruyamment, en proposant leur marchandise. Des matelots de tous les pays, de petites bourgeoises de Saint-Nazaire, des femmes d’ouvriers ou d’employés de la compagnie, se hâtaient dans le marché où le coq du Cydnus achevait de ramasser ses dernières provisions. Roudic apprit par lui que Blanchet était à bord, et furieux parce qu’il n’avait pas son compte de chauffeurs.
– Dépêchons-nous, petit gas, nous sommes en retard.
Ils sautèrent dans une barque, traversèrent le bassin à flot encombré de navires. Ici, ce n’était plus le port fluvial de Nantes, sillonné de barques de toutes grandeurs. Rien que d’énormes bâtiments et une apparence de repos, de relâche. Des coups de marteau dans la partie du radoub, quelques piaillements de volailles qu’on embarquait, troublaient seuls ce silence sonore, cristallin, qui plane au-dessus de l’eau. Les gros transatlantiques, rangés au quai, éteints et lourds, semblaient dormir entre deux traversées. De grands navires anglais, venus de Calcutta, dressaient leurs nombreux étages de cabines, leur avant très haut, leurs flancs solides couverts d’une nuée de matelots en train de les badigeonner. On passait entre ces masses immobiles, où l’eau prenait des teintes sombres de canal traversant une ville, comme entre d’épaisses murailles, avec des manèges de chaînes, de cordes soulevées et ruisselantes. Enfin, ils sortirent du port, franchirent la jetée à la pointe de laquelle le Cydnus sous vapeur attendait la marée.
Un petit homme nerveux et sec, en manches de chemise, trois galons d’or à sa casquette, interpella Jack et Roudic, dont la barque venait de se ranger au long du steamer. À peine si l’on entendait ses paroles dans le tumulte de l’encombrement de la dernière heure; mais ses gestes paraissaient éloquents. C’était Blanchet, le mécanicien-chef, que ses hommes appelaient «le Moco [2]». Aussitôt que le vacarme des bagages qu’on engouffrait dans la cale ouverte lui permit de se faire entendre:
– Arrivez donc, coquin de bon sort! cria-t-il avec un terrible accent du Midi… J’ai cru que vous alliez me laisser en plan.
– C’est ma faute, mon vieux, dit Roudic… Je voulais accompagner le petit gas, et je n’étais pas libre hier.
– Boufre! Il est de taille, ton petit gas. Nous serons obligés de le plier en quatre pour le coucher dans la cabine des chauffeurs… Allons, zou! descendons vite, je vais l’installer.
Ils prirent un petit escalier tout en cuivre, qui tournait avec une rampe étroite, puis un autre escalier sans rampe, raide comme une échelle, puis encore un, puis encore un autre.
Jack, qui n’avait jamais vu de «transatlantique,» était stupéfait de la grandeur, de la profondeur de celui-ci. On descendait dans un abîme où les yeux, qui venaient de la grande lueur du jour, ne distinguaient ni les êtres, ni les objets. Il faisait nuit, une nuit de mine, éclairée de fanaux accrochés, étouffée d’un manque d’air et d’une chaleur croissante. Une dernière échelle, descendue à tâtons, les conduisit dans la chambre aux machines, véritable étuve qu’une chaleur mouillée et lourde, mêlée à une forte odeur d’huile, emplissait d’une atmosphère insupportable, d’une buée flottante au-dessus de laquelle, à trois ou quatre étages plus haut, apparaissait dans le carré d’un soupirail le bleu du ciel.
Une grande activité régnait là. Les mécaniciens, les aides, les élèves, allaient, venaient, passaient une revue générale de la machine, s’assurant si toutes les pièces étaient exactes et libres dans leur jeu. On venait de finir le plein des chaudières, et déjà elles tiraient et grondaient furieusement. Le fer, le cuivre, la fonte, astiqués d’huile bouillante, luisaient, étincelaient; et l’extrême propreté des engins leur donnait une apparence plus féroce, comme si ces poignées qui brûlaient – à leur contact – même les mains enveloppées d’étoupe, ces pistons incandescents, ces boutons remués avec des crocs de fer, brillaient de tout le feu qu’ils absorbaient. Jack regardait curieusement la formidable bête. Il en avait vu bien d’autres à Indret; mais celle-ci lui paraissait encore plus terrible, sans doute parce qu’il savait qu’il serait obligé de l’approcher à chaque instant et de lui fournir sa nourriture de nuit et de jour. Çà et là, des thermomètres, des manomètres, une boussole, le cadran télégraphique par lequel arrivent les commandements, recevaient la lumière de grosses lampes à réflecteur.
Au bout de la chambre aux machines s’enfonçait un petit couloir, très étroit, très sombre. «Ici, la soute au charbon…» dit Blanchet en montrant un trou béant dans le mur. À côté de ce trou, il s’en trouvait un autre où un fanal éclairait quelques grabats, des hardes pendues. C’est là que couchaient les chauffeurs. Jack frémit à cette vue. Le dotoi Moronval, la mansarde des Roudic, tous ces abris de hasard où il avait dormi ses rêves d’enfant, étaient des palais en comparaison.
– «Et la chambre de chauffe,» ajouta Moco en poussant une petite porte.
Imaginez une longue cave ardente, une allée des catacombes embrasée par le reflet rougeâtre d’une dizaine de fours en pleine combustion. Des hommes presque nus, activant le feu, fouillant les cendriers, s’agitaient devant ces brasiers qui congestionnaient leurs faces ruisselantes. Dans la chambre aux machines on étouffait. Ici l’on brûle.
– Voilà votre homme… dit Blanchet au chef de chauffe en lui présentant Jack.
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