– Ne pleurez pas, mon ami, lui disait la dame. Votre mère n’est peut-être pas aussi malade que vous croyez; et vous voir lui fera du bien.
À la dernière maison de Villeneuve, la voiture s’arrêta.
– C’est là, dit Jack tout ému.
La femme l’embrassa, le mari lui serra la main en l’aidant à descendre.
– Ah! vous êtes bien heureux d’être rendu… Nous en avons encore pour quatre bonnes lieues.
Et lui aussi les avait à faire ces quatre bonnes lieues-là.
C’était terrible.
Il s’approcha d’une grille comme s’il voulait sonner.
– Allons, bonsoir! lui crièrent ses amis.
Il répondit «bonsoir!» d’une voix étranglée par les larmes; et la voiture, laissant la direction de Lyon, prit sur la droite un chemin bordé d’arbres, dessinant avec ses lanternes un grand circuit lumineux dans le noir de la plaine.
Alors il lui vint la folle pensée qu’il pourrait peut-être rejoindre cette lueur protectrice, s’y maintenir, la suivre en courant. Il s’élança derrière elle avec une sorte de rage; mais ses jambes, que le repos avait rendues plus faibles, comme la lumière avait fait ses yeux plus aveugles aux voiles accumulés de l’ombre, refusaient tout service.
Au bout de quelques pas, il fut obligé de s’arrêter, essaya de courir encore, et finit par tomber épuisé avec une crise, un flot de larmes, pendant que la voiture hospitalière continuait paisiblement sa route, sans se douter qu’elle laissait derrière elle un si profond et si complet désespoir.
Le voilà couché au bord du chemin. Il fait froid, la terre est humide. N’importe! La fatigue est plus forte que tout. Autour de lui, il sent l’immensité des champs. Le vent a cette haleine longue dont il parcourt les grands espaces, terre ou mer, et peu à peu tous les souffles de la plaine, frôlement d’herbes, craquements de feuilles, confondus dans un immense roulis de soupirs et de sons, enveloppent l’enfant, le bercent, l’apaisent et l’endorment profondément.
Un bruit épouvantable le réveille en sursaut. Qu’est-ce encore que cela? Les yeux à peine ouverts, sur un talus à quelques mètres de lui, Jack voit passer quelque chose de monstrueux, de terrible, une bête hurlante, sifflante, avec deux énormes yeux bombés et sanglant, et de longs anneaux noirs qui se déroulent en faisant jaillir des étincelles. Le monstre fuit dans la nuit, comme la traînée d’une immense comète dont le rayon fendrait l’air avec un vacarme effroyable. Aux endroits où il passe, la nuit s’ouvre, se déchire, on aperçoit un poteau, un bouquet d’arbres; l’ombre se referme à mesure, et ce n’est que lorsque l’apparition est déjà loin, lorsqu’on ne voit plus rien d’elle qu’une petite flamme verte, que l’enfant a reconnu le passage d’un train express de nuit.
Quelle heure est-il? Où est-il? Combien de temps a-t-il dormi? Il n’en sait rien; mais ce sommeil lui a fait du mal. Il s’est réveillé tout transi, les membres raides, le cœur horriblement serré. Il a rêvé de Mâdou… Oh! le moment terrible où le rêve, envolé au réveil, revient à la mémoire si poignant et si réel. L’humidité du sol le pénétrant, Jack a rêvé qu’il était couché là-bas, dans le cimetière, à côté du petit roi. Il frissonne encore de ce froid de la terre: un froid lourd, sans air. Il voit la figure de Mâdou, il sent ce petit corps glacé contre le sien. Pour échapper à l’obsession, il se lève; mais sur la route que le vent de la nuit a séchée et durcie, son pas résonne si fort qu’il le croit double, augmenté d’un autre pas qui le suit. Mâdou marche là, derrière lui…
Et la course folle recommence.
Jack va devant lui dans l’ombre, dans le silence. Il traverse un village endormi, passe sous un clocher carré qui lui jette sur la tête ses grosses notes vibrantes et lourdes. Deux heures sonnent. Un autre village, trois heures sonnent. Il va, il va. La tête lui tourne, ses pieds le brûlent. Il marche toujours. S’il s’arrêtait, il aurait trop peur de retrouver son rêve, son horrible rêve que le mouvement de la course commence à dissiper. De temps en temps, il croise des voitures couvertes de grandes bâches, équipages somnambules où tout dort, les chevaux, le conducteur.
L’enfant demande, épuisé: «Suis-je bien loin d’Étiolles?»
C’est un grognement qui lui répond.
Mais voici que bientôt un autre voyageur va se mettre en route avec lui par la campagne, un voyageur dont le départ sonne dans le chant des coqs et les grelots légers des grenouilles au bord du fleuve. C’est le jour, le jour qui rôde sous les nuées, indécis encore du chemin qu’il prendra. L’enfant le devine autour de lui et partage avec toute la nature cette attente anxieuse du jour nouveau.
Tout à coup, droit devant lui, dans la direction de ce pays d’Étiolles où on lui a dit qu’était sa mère, justement sur ce côté de l’horizon, le ciel s’écarte, se déchire. C’est d’abord une ligne lumineuse, une pâleur étalée tout au bord de la nuit sans le moindre rayonnement. Cette ligne s’agrandit à mesure, avec le battement d’une lueur, ce mouvement de la flamme incertaine qui cherche l’air pour s’aider à monter. Jack marche vers cette lumière; il marche dans une sorte de délire qui décuple ses forces. Quelque chose l’avertit que sa mère est là-bas, là-bas aussi la fin de cette épouvantable nuit.
Maintenant tout le fond du ciel est ouvert. On dirait un grand œil clair, baigné de larmes, qui regarde venir l’enfant avec douceur et attendrissement. «J’y vais, j’y vais,» est-il tenté de répondre à cet appel lumineux et béni. La route, qui commence à blanchir, ne l’effraye plus. D’ailleurs, c’est une belle route sans fossé ni pavé et sur laquelle il semble que des voitures de riches doivent rouler luxueusement. De chaque côté, baignées dans la rosée et le rayon de l’aube, de somptueuses propriétés étalent leurs larges perrons, leurs pelouses déjà fleuries, leurs allées tournantes, où l’ombre se réfugie en glissant sur le sable.
Entre les maisons blanches et les murs d’espaliers, des champs de vigne, des pentes vertes descendent jusqu’à une rivière qu’on voit sortir de la nuit, elle aussi, toute moirée de bleu sombre, de vert tendre et de rose.
Et toujours la lumière du ciel qui s’agrandit, qui se rapproche.
Oh! dépêche-toi de luire, aurore maternelle; verse un peu de chaleur, et d’espoir, et de force à l’enfant exténué qui se hâte en te tendant les bras.
– Suis-je bien loin d’Étiolles? demande Jack à des terrassiers qui passent, le sac en bandoulière, par groupes muets, encore endormis.
Non, il n’est pas loin d’Étiolles; il n’a qu’à suivre la forêt, tout «drouet.»
Elle s’éveille, en ce moment, la forêt. Tout le grand rideau vert tendu au bord du chemin frissonne. Ce sont des pépiements, des roucoulements, des gazouillements qui se répondent des églantines de la haie aux chênes centenaires. Les branches se frôlent, s’abaissent sous des coups d’ailes précipités, et pendant que ce qui reste d’ombre en l’air s’évapore, que les oiseaux de nuit au vol silencieux et lourd regagnent leurs abris mystérieux, une alouette monte de la plaine, fine, les ailes tendues, s’élève par vibrations sonores, traçant ce premier sillon invisible où se rejoignent dans les beaux jours d’été, le grand calme du ciel et tous les bruits actifs de la terre.
L’enfant ne marche plus, il se traîne. Une vieille en haillons, à la figure méchante, passe, menant une chèvre. Il demande encore une fois:
«Suis-je bien loin d’Étiolles?»
La vieille le regarde d’un air féroce et lui montre un petit chemin caillouteux qui monte, étroit et raide, à la lisière de la forêt. Malgré sa lassitude, il continue sans s’arrêter. Déjà le soleil est presque chaud; l’aube de tout à l’heure est devenue un foyer d’éblouissants rayons. Jack comprend qu’il approche. Il va, courbé, chancelant, heurté aux pierres qui roulent sous ses pieds; mais il va.
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