Pourtant l’endroit où il se trouvait n’était pas encore la campagne. La rue se bordait de maisons des deux côtés; mais à mesure que l’enfant avançait, ces bâtisses s’espaçaient de plus en plus, ayant entre elles de longues palissades en planches, de grands chantiers de matériaux, des hangars penchés, tout en toit. En s’écartant, les maisons diminuaient de hauteur. Quelques usines aux toitures basses dressaient encore leurs longues cheminées vers le ciel couleur d’ardoise; puis, seule entre deux galetas, une immense bâtisse de six étages s’élevait, criblée de fenêtres d’un côté, sombre et fermée sur les trois autres, perdue au milieu de terrains vagues, sinistre et bête. Mais, comme épuisée par ce dernier effort, la ville en train d’expirer ne montrait plus que des masures lamentables presque à fleur de terre. La rue semblait mourir aussi n’ayant plus de trottoirs ni de bornes, réunissant en un seul ses deux ruisseaux séparés. On eût dit une grande route qui traverse un village et se fait «la grand’rue» pendant quelques mètres.
Quoiqu’il fût à peine huit heures, cette longue voie, qui se perdait là-bas au fond dans le noir, était silencieuse et déserte à peu près. Les rares passants marchaient sans bruit sur la terre détrempée, couverte de flaques d’eau; l’on abordait sans les voir des ombres muettes glissant le long de palissades, allant à des besognes mystérieuses; et, comme pour faire l’espace plus grand, le silence plus effrayant encore, de temps en temps, dans les cours des usines désertes, des chiens aboyaient longuement.
Jack était ému. Chaque pas qu’il faisait l’éloignait de Paris, de son bruit, de ses lumières, l’enfonçait plus profondément dans la nuit et le silence. En ce moment, il arrivait à la dernière masure, une échoppe de marchand de vins encore éclairée et barrant le chemin d’une longue bande lumineuse qui semblait à l’enfant la limite du monde habité.
Après, venait l’inconnu, l’ombre.
Il hésita longtemps avant de s’y lancer:
– Si j’entrais là pour demander ma route? se disait-il en regardant dans la boutique. Malheureusement, il n’avait pas un sou dans sa poche… Le patron ronflait, assis à son comptoir. Autour d’une petite table boiteuse, deux hommes et une femme buvaient accoudés et causant à voix basse. Au bruit que fit l’enfant en poussant la porte entre-bâillée, ils levèrent la tête et regardèrent. Ils avaient des visages sinistres, hâves et terribles, de ces visages comme Jack en avait vu le matin dans les postes quand on cherchait Mâdou. La femme surtout, en caraco rouge, avec un filet, était effrayante.
– Qu’est-ce qu’il veut encore, celui-là? dit une voix éraillée.
Un des hommes se levait; mais Jack se sauva épouvanté, franchit d’un bond la lueur du bouge, en entendant derrière lui un flot d’injures et le claquement de la porte refermée. Précipité maintenant à corps perdu dans cette ombre sinistre devenue un refuge, il courait de toutes ses forces et ne s’arrêta que longtemps après, en pleine campagne.
Au loin, de droite à gauche, s’étendaient des champs qui semblaient de partout toucher la ligne de l’horizon.
Quelques maisons de maraîchers basses et neuves, petits cubes blancs disséminés dans cette nuit d’encre, rompaient seules la monotonie de la vue. Là-bas, Paris faisait son train de grande ville encore perceptible à cette distance, et animait tout un point du ciel du rouge reflet d’un feu de forge. De tous ses environs, Paris est reconnaissable à cette montée de lumière, enveloppé comme certains astres de l’atmosphère éblouissante de son mouvement.
L’enfant restait là, immobile, atterré.
C’était la première fois qu’il se trouvait si tard dehors, et tout seul. En outre, il n’avait rien mangé ni bu depuis le matin, et souffrait d’une grande soif, d’une soif ardente. À présent il commençait à comprendre dans quelle terrible aventure il s’était lancé. Peut-être se trompait-il et marchait-il à l’envers de ce beau pays d’Étiolles si désiré et si lointain? En admettant même qu’il fût dans la bonne direction, quelle force il lui faudrait pour aller jusqu’au bout!
L’idée lui vint alors de se coucher dans un des fossés creusés de chaque côté de la route et d’y dormir en attendant le jour; mais comme il s’approchait, devant lui, tout près de lui, il entendit respirer longuement, lourdement. Un homme était allongé là, appuyant sa tête sur un tas de pierres, formant une masse de guenilles confuses parmi la blancheur des cailloux.
Jack s’arrêta, pétrifié, les jambes rompues, tremblantes, incapable d’un pas en arrière ou en avant.
Pour achever de le terrifier, voilà que cette chose sans nom et grouillante se met à remuer, à gémir, à s’étirer pendant le sommeil.
L’enfant se rappela le regard sanglant de la femme au caraco rouge, ces figures de gibet qui rôdaient là-bas le long des murs; il se dit que «ça qui dormait» devait avoir une de ces faces ignobles, et il tremblait de voir s’ouvrir ces yeux fermés, se dresser ce long corps abandonné, les souliers en avant, sur la boue du chemin.
Toute l’ombre se remplissait pour lui de ces larves effrayantes. Elles rampaient au fond des fossés, elles lui barraient le passage; s’il avait seulement étendu la main à droite ou à gauche, il lui semblait qu’il aurait touché quelqu’un. Ah! le misérable tombé là sur ce tas de pierres pour cuver son vin ou son crime aurait pu se réveiller, sauter sur lui, Jack n’eût pas même trouvé la force d’un cri…
Une lumière et des voix, venant sur la route, le tirèrent subitement de sa torpeur. Un officier rentrant bien vite à son fort, un de ces petits forts détachés en avant de Paris, marchait à côté de son ordonnance, venue au-devant de lui avec un falot, à cause de la nuit très noire.
– Bonsoir, messieurs! dit l’enfant d’une voix douce toute grelottante d’émotion.
Le soldat qui portait la lanterne la leva dans la direction de cette voix.
– Voilà une mauvaise heure pour voyager, mon garçon, dit l’officier… Est-ce que tu vas loin?
– Oh! non, monsieur, pas bien loin, ici tout près… répondit Jack, qui ne se souciait pas de raconter sa grande escapade.
– Eh bien, nous pouvons faire un bout de chemin ensemble… Je vois jusqu’à Charenton.
Quel bonheur pour l’enfant de s’en aller pendant une heure encore en compagnie de ces deux braves soldats, de régler son petit pas sur le leur, de marcher dans la lueur du bienheureux falot qui refoulait les ténèbres autour de lui de chaque côté, les faisait paraître plus épaisses et plus effrayantes. Il y gagnait encore de se savoir dans le bon chemin, car les noms de pays qu’il entendait prononcer étaient bien ceux dont Augustin parlait.
– Nous voilà chez nous, nous autres, dit tout à coup l’officier en s’arrêtant… allons, bonsoir, mon enfant!… Une autre fois, je t’engage à ne plus te hasarder tout seul à cette heure sur les routes. La banlieue de Paris n’est pas sûre.
Et les deux soldats avec leur falot s’enfoncèrent dans une petite ruelle, laissant Jack, seul encore une fois, à l’entrée de la longue rue de Charenton.
Il retrouvait là les réverbères de Bercy, les cabarets borgnes d’où sortaient des chants avinés, des disputes brutales que la lourdeur du sommeil épaississait encore. Neuf heures sonnaient là-haut à une église, derrière laquelle s’étageaient des maisons, des jardins sur une côte. Ensuite, il se trouva au bord d’un quai, traversa un pont qui lui semblait jeté sur un abîme, tellement la nuit était noire. Il aurait voulu s’arrêter, s’appuyer un moment au parapet; mais les chants de tout à l’heure, dispersés maintenant dans les rues, se rapprochaient, et chassé par une terreur nouvelle, le pauvre petit se mit à courir, à rejoindre la pleine campagne, où du moins la peur prenait des aspects de rêve.
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