Enfin, en haut, il voit un clocher qui s’élève au-dessus de toits groupés dans une masse de verdure. Allons, encore un effort. Il faut arriver jusque-là. Mais les forces lui manquent.
Il s’affaisse, se relève, retombe encore, et à travers ses paupières qui battent, il entrevoit tout près de lui une petite maison chargée de vignes, de glycines en fleurs, de rosiers montants, qui la recouvrent jusqu’au faîte de son pigeonnier et de sa tourelle toute rose de briques neuves. Au-dessus de la porte, entre l’ombre flottante des lilas déjà fleuris, une inscription en lettres d’or: Parva domus, magna quies .
Oh! la jolie maison tranquille, baignée de lumière blonde! Tout est encore fermé, pourtant on ne dort pas, car voici une voix de femme, fraîche et joyeuse qui se met à chanter:
Mes souliers sont rouges,
Ma mie, ma mignonne.
Cette voix, cette chanson!… Jack croit rêver. Mais les deux battants d’une persienne claquent sur le mur, et une femme apparaît, toute blanche, dans un négligé matinal, avec les cheveux en torsade et le regard étonné du réveil.
Mes souliers sont rouges,
Salut mes amours!
– Maman!… maman!… appelle Jack d’une voix faible.
La femme s’arrête, interdite, regarde, cherche une minute, éblouie par le soleil levant; puis tout à coup elle aperçoit ce petit être hâve, boueux, déchiré, expirant.
Elle pousse un grand cri: Jack!…
En un instant, elle est près de lui et, de toute la chaleur de son cœur de mère, elle réchauffe l’enfant à demi mort, glacé des terreurs, des angoisses, de tout le froid et l’ombre de sa terrible nuit.
VIII PARVA DOMUS, MAGNA QUIES
Non, mon Jack, non mon enfant chéri, n’aie pas peur, tu n’y retourneras plus à ce maudit gymnase… Battre mon enfant, ils ont osé battre mon enfant!… Tu as joliment bien fait de te sauver… Ce misérable mulâtre a porté la main sur toi. Il ne sait donc pas que de par ta naissance, sans parler de ta couleur, c’est toi qui aurais eu le droit de le bâtonner. Il fallait lui dire: Maman en a eu des mulâtres pour la servir. Allons! ne me regarde pas avec tes grands yeux tristes. Je te dis que tu n’y retourneras plus. D’abord je ne veux plus que tu me quittes. Je vais t’organiser ici une jolie petite chambre. Tu verras comme on est bien à la campagne. Nous avons des bêtes, des poules, des lapins, et une chèvre, et un âne. C’est l’arche de Noé, cette maison… Au fait, ça me fait penser que je n’ai pas donné à manger à mes poules… Ton arrivée m’a tant émotionnée… Oh! quand je t’ai aperçu là, sur la route, dans cet état… Allons! dors, repose-toi encore un peu. Je te réveillerai pour le dîner. Mais, avant, bois un peu de bouillon froid. Tu sais ce que M. Rivals a dit: pour te remettre, il ne faut que du sommeil et de la nourriture… Il est bon, hein? le bouillon de la mère Archambauld… Pauvre chéri, quand je pense que pendant que je dormais, tu courais seul par les chemins. C’est horrible… Entends-tu mes poules qui m’appellent? J’y vais… Dors bien.»
Elle s’en alla sur la pointe des pieds, légère, heureuse, toujours charmante, quoique un peu hâlée par l’air vif et trop habillée dans un costume de convention champêtre avec beaucoup de velours noir sur de la toile bise et un chapeau de paille d’Italie garni de fleurs tombantes. Plus enfant que jamais, elle jouait à la campagne.
Jack ne pouvait pas dormir. Les quelques heures de repos qu’il avait eues en arrivant, son bain, le bouillon de la mère Archambauld, et par-dessus tout la merveilleuse élasticité de la jeunesse, sa force souple de résistance, avaient eu raison de sa courbature. Il regardait autour de lui, savourant le bien-être de ce milieu si calme.
Ce n’était plus l’ancien luxe du boulevard Haussmann, capitonné, ouaté, étouffé. La chambre où il se trouvait était vaste, tendue de perse claire, ornée de meubles Louis XVI tout blancs et gris sans la moindre dorure. Au dehors, la tranquillité de la pleine campagne, des frôlements de branches contre les vitres, des roucoulements de pigeons sur le toit et le «p’tit! p’tit!» de sa mère, montant de la basse-cour avec les cris variés, les piétinements qui se font autour d’une poignée d’avoine.
Jack savourait l’intimité de ce léger tumulte égaré dans le silence environnant. Il était heureux, reposé. Une seule chose le troublait: le portrait de d’Argenton en face de lui, au pied du lit, dans une pose prétentieuse, despotique, la main sur un livre entr’ouvert, les yeux durs et pâles.
L’enfant pensait: «Où est-il? où habite-t-il?… Pourquoi ne l’ai-je pas vu?» À la fin, gêné par ce regard de photographie qui le poursuivait comme une question ou un reproche, il se leva et descendit vers sa mère.
Elle était occupée à soigner, à nourrir ses bêtes avec une gaucherie élégante, gantée jusqu’au coude, le petit doigt en l’air, la robe relevée sur le côté laissant voir un jupon à raies et des bottines à grands talons. La mère Archambauld riait de sa maladresse, tout en faisant elle-même la cabine de ses lapins. Cette mère Archambauld était la femme d’un garde de la forêt, qui venait faire le ménage et la cuisine aux Aulnettes, ainsi qu’on appelait dans le pays la maison qu’habitait la mère de Jack, à cause d’un bouquet de petits aulnes posé au bout du jardin.
– Jésus-Dieu! qu’il est joli, votre garçon!… fit la paysanne enthousiasmée de l’apparition de Jack dans la basse-cour.
– N’est-ce pas, mère Archambauld?… Quand je vous le disais.
– Mais dam! y ressemblont ben plus à sa maman qu’à son papa, pour sûr… Bonjour, mon mignon! Voulez-vous t’y que je vous embrasse?
Elle frotta contre le visage de l’enfant sa peau de vieille sauvagesse aux yeux noirs, qui sentait le chou des lapins. À ce mot de «papa,» Jack avait levé la tête.
– Eh bien! puisque tu ne peux pas dormir, allons voir la maison…, dit la mère qui se lassait toujours très vite d’une occupation quelconque. Elle rabattit les plis de sa robe et fit visiter à l’enfant cette habitation originale, située à une portée de fusil du village et réalisant ce rêve du confortable dans l’isolement que forment tous les poètes, mais qui, le plus souvent, ne se trouve accompli que par des épiciers.
Le principal corps de logis se composait d’un ancien pavillon de chasse dépendant autrefois d’un de ces grands châteaux Louis XV comme il y en a beaucoup de ce côté, mais que le morcellement de la propriété avait émancipé, lui aussi, rejeté en dehors des limites seigneuriales. À ces vieilles pierres s’appuyait une tourelle neuve avec un pigeonnier et une girouette, qui achevaient de donner à la maison l’aspect d’une gentilhommière retapée. Ils visitèrent aussi l’écurie, les hangars, le verger, un immense verger ouvrant sur la forêt de Sénart. On termina par la tourelle. Un escalier tournant, éclairé de lucarnes ornées de verres de couleur, conduisait à une grande pièce ronde, percée de quatre fenêtres en ogive, meublée d’un divan circulaire en étoffe algérienne. Quelques curiosités artistiques se trouvaient réunies là: des bahuts en vieux chêne, un miroir de Venise, d’anciennes tentures et une haute chaire en bois sculpté du temps de Henri II, posée comme un siège devant une immense table de travail chargée de paperasses.
De tous côtés un admirable paysage de bois, de vallée, de rivière, se découvrait de haut, varié à chaque ouverture, tantôt limité par un rideau de feuilles vertes, tantôt s’échappant à perte de vue, aérien, lumineux, au delà des coteaux de la Seine.
– C’est ici qu’IL travaille! dit la mère sur le seuil et d’un ton religieux.
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